Ray Takahashi revint au mois d’août. À ce moment-là nous avions relégué cette histoire dans le passé – ou du moins avions-nous essayé de le faire –, et ce que l’on pouvait éprouver d’inquiétude ou même de culpabilité avait cédé la place à un mélange d’exultation et de désespoir, car nos garçons étaient maintenant de retour, transformés par la guerre. Chez certains, il ne subsistait plus qu’une absence là où s’était trouvé un bras ou une jambe ; d’autres revenaient brisés par des expériences dont nous ne saurions jamais rien.
Cependant, j’en suis venu plus tard à comprendre que cette tragédie a aussi été une histoire d’amour, non seulement pour Ray Takahashi mais également pour Evelyn qui, en posant les yeux sur un enfant, sentit jaillir en elle une émotion si déroutante qu’elle faillit en perdre le souffle, et qui pourtant se détourna de lui et le laissa à Seattle, comme si, en l’abandonnant, elle avait pu annihiler tout un pan de son histoire, le supprimer à la fois de sa mémoire et de celle de sa famille, et même, peut-être, de la mémoire de la ville.
L’histoire m’a été dévoilée des années plus tard, peu après les obsèques de Mrs Takahashi, alors que je confiais à ses filles adultes, Doris et Mary, tout ce que j’avais découvert sur leur famille et sur la mienne : elles me rapportèrent à cette occasion la rencontre initiale – dont j’ignorais encore les circonstances -, à l’ombre des pêchers malades d’Homer Wilson, décrivant aussi les années qui l’avaient précédée, en remontant dans le passé jusqu’à la période japonaise. Cette première rencontre ne leur fut révélée que tardivement, car si l’on évoquait les années à Newcastle chez les Takahashi, on n’y prononçait jamais le nom des Wilson, pas après Tule Lake, Jerome, Oakland et San José. C’était une affaire du passé et une trahison, qu’il fallait effacer des mémoires.
Comme il lui semblait étrange, ce monde qu'il retrouvait - à croire qu'en se battant pour l'Amérique, il avait mis en lumière des facettes de ce pays que l'on avait préféré occulter.
La silhouette de la ville évoquait une cité fantôme émergeant d'une nappe de brouillard gris foncé, que frangeait, dans sa partie haute, une bande de lumière d'un blanc pur qui m'a rappelé, une fois de plus, les volutes de fumée de mon addiction.