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Critique de Apoapo


Parfois l'élégance d'une théorie se voit aussi à sa capacité d'intégrer en elle ses propres paradoxes.
Il en est ainsi de la conception de la marque suprême du PDG de Nike Phil Knight qui a si magnifiquement accompagné et montré la voie de la désindustrialisation nord-américaine depuis l'époque (fin des années 80) et européenne d'à présent.
Tout commença un certain Vendredi Noir de Marlboro, où Wall Street avait supposé que le glas avait sonné du marketing publicitaire. Erreur, opina le génial dirigeant, au contraire il ne restera dorénavant de la fonction (aujourd'hui il dirait "mission" !) des sociétés multinationales que celle d'inventer leur marque : finie l'incommodité de la production de biens, terminée la pesanteur du salariat, fi des législations nationales (notamment en matière de droit du travail, d'environnement, de fiscalité) ; que toutes les ressources soient libérées afin de "créer une mythologie d'entreprise suffisamment puissante pour qu'elle insuffle du sens dans des objets matériels rien qu'en les signant de [leur] marque" (p. 22). Premier paradoxe.

L'hypertrophie de la marque suprême est envahissante, exclusive : elle dévore tout "l'espace", en particulier celui de la jeunesse, de son instruction, de la formation de l'identité de l'individu. (Il y a là dans le ch. V de la première partie un admirable mea culpa des jeunes activistes étudiants nord-américains de ces décennies, tout occupés aux épurations linguistiques pseudo-féministes du politiquement correct, alors que "la Maison globale était en feu" (p. 121 et ss.))
Puis, elle empêche "le choix", celui du consommateur, par absorption des concurrents, intégrations verticales et horizontales, implantation des centres commerciaux et autres grandes surfaces, nouvelles agoras de la cité confisquées à certains usages citoyens car elles sont privées, jusqu'à ce que l'on s'aperçoive que l'absence de choix de consommation, dans la sphère des produits culturels, ça s'appelle la censure.
Ensuite elle démolit "les emplois", à la fois en Occident où cette nuisance onéreuse n'est plus nécessaire, et en Orient (Indonésie, Vietnam, Philippines, et bientôt la Chine, l'atelier du monde), où c'est la nature même du travail salarié, de la fiscalité liée au profit, des retombées économiques de la production, d'un minimum de responsabilités environnementales qui est pervertie par l'esclavagisme. (trois ch. dont la lecture m'a été presque insupportable).
Enfin, dans une quatrième partie qui pourrait se lire comme une ouverture optimiste vers l'avenir (et sans doute l'était-elle encore au moment de la rédaction de cet essai), la marque suprême engendre ses propres contestataires. du marketing anti-marque qui utilise la technique du détournement, jusqu'au seuil des mobilisations par réseaux Internet et au premier Forum Social Mondial de Porto Alegre (2001), en passant par des actions médiatiques et judiciaires retentissantes (ex. Greenpeace contre Shell, ou bien les procès contre McDonald's), quantitativement et qualitativement, les marques semblent avoir enfanté en nombre croissant leur propres matricides qui se servent du langage et des moyens de celles-là. Second paradoxe.
Mais en synthèse, ce ne sont pas des contestataires en tant que citoyens qui peuvent ébranler les marques : ils peuvent leur causer quelques égratignures en tant que consommateurs, et justement après avoir fait le deuil de leur capacité d'action politique et a fortiori démocratique. Enfin, la solution qui semble émerger de cette contestation est provenue des multinationales elles-mêmes sous forme de "codes déontologiques" et autres "mémorandums de bonnes conduites" qui en conclusion : 1. sont dépourvus de toute force juridique ou autrement contraignante - la réglementation émanant des multinationales, une fois les pouvoirs étatiques et de droit international onusien verrouillés - ; et 2., surtout, ils relèvent exactement de la même méthode et atteignent le même résultat en termes de marketing, consistant à inventer une mythologie de la marque suprême. La boucle est bouclée. le paradoxe ultime éternise la théorie. Et les pratiques.
Au détriment de l'humanité tout entière. [En parallèle avec l'autre tendance forte qui lui est contemporaine, à savoir le sacrifice de la production à la financiarisation.]

PS: Motivé en partie par les considérations de l'amie Chlorine concernant la prose de cet essai classique, je me suis décidé à le lire dans le texte. Mes remarques stylistiques sont les suivantes : la langue de Naomi Klein est très riche (vocabulaire remarquablement étendu) et colorée par l'alternance des registres : du plus parlé, quasi argotique, au savant. Les phrases ne sont pas longues en anglais, et il se peut que le traducteur ait voulu ainsi rendre la préciosité d'une grande partie de notre prose scientifique francophone, préciosité qui est bien absente des essais anglo-saxons. Par contre la synthèse fait ici terriblement défaut, les redites sont nombreuses : on a l'impression d'avoir affaire à un texte non abouti, pas retravaillé, presque à un premier jet fait d'accumulation d'informations, qu'en France les PUF auraient demandé à l'auteure de réduire d'un bon tiers. Ça aussi, c'est l'édition scientifique anglo-saxonne : on peut sortir un livre très vite, s'il le mérite...
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