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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Retiens plutôt ceci : du début à la fin, le roman que voici ne fera que te mystifier, de même que Dieu alias le monde alias ta propre Déoessence la plus intime ne fut, n'est et ne sera à tout jamais qu'une mystification sans fond."

Si le monde est vraiment comparable à une pièce de cuivre en plomb, alors, cher lecteur bête, tu remarqueras souvent que même ce que tu considères comme impossible peut devenir tout à fait possible. Si cette sensation t'est familière, sache que tu as raison, nigaud, malgré ce tas de bouse qui te sert habituellement de cervelle.
Pièce de cuivre en plomb - voici un artéfact réellement exquis, forgé par le philosophe tchèque Ladislav Klíma, cette tête de chien suprême. Son livre "La marche du serpent aveugle vers la vérité" est tout à fait digne d'être lu avant de courir signaler ces lignes irrespectueuses aux administrateurs. Tu comprendras alors que l'intelligence est un concept vide de tout sens, à l'instar d'autres foutaises comme "vérité objective" ou "pouvoir absolu" ; que tout n'est, en vérité, rien, interprété par ta propre conscience imbécile. Si tu ne te sens toujours pas convaincu, cruchon, tu peux parcourir "Le monde comme conscience et comme rien", ce manifeste du solipsisme sorti de la plume de ce même auteur, trempée dans son propre sang mélangé 50 : 50 à l'éthanol pur. Et si ce n'est toujours pas assez, alors il n'y a plus rien qui puisse t'aider, misérable balourd, car la substance grise de ton ciboulot s'est déjà irrémédiablement transformée en galantine de volaille.
Mais toi, cher lecteur, tu es forcément une exception parmi tous ces étrons humains qui ne font que souiller les pentes montant vers l'Absolu. Comme Klíma lui-même, tu affectionnes Nietzsche, Schopenhauer et Soloviev, et tu sais que pour embrasser le Tout, il faut d'abord devenir Rien.

Ladislav Klíma, une personnalité très forte avec une façon de penser originale, ne se contentait pas de mots vides. Il a vraiment vécu selon sa philosophie egodéiste. Il était pourtant suffisamment perspicace pour comprendre la différence entre sa "vérité" et l'inutilité de lutter pour la prouver, afin que le monde - et par extension lui-même - l'accepte réellement. L'évolution de sa pensée était soumise au déclin progressif de sa fortune, et influencée par l'échec de la preuve ultime de sa "divinité" - le suicide méticuleusement planifié après le refus de son ouvrage-clé par des cercles académiques. Il a brûlé la plupart de ses écrits et de ses journaux intimes, c'est pourquoi il ne nous reste aujourd'hui qu'un fragment de son oeuvre. Il ne s'est jamais remis de sa "faiblesse" qui l'empêcha de quitter ce monde en esprit libre.

Les livres de Klíma sont donc une denrée rare, et comme d'habitude, j'étais ravie par cette lecture, unique en son genre. Je dirais même "unique dans la bibliographie de Klíma", car on a ici une satire presque dadaïste, voire "post-moderne", dans la mesure où l'auteur s'y auto-cite en se moquant de ses propres opinions philosophiques, que ses personnages s'interrogent sur le monde dans lequel ils évoluent (fiction ? réalité ?) et qu'il nargue souvent son lecteur en s'adressant directement à lui d'une manière peu tendre. C'est aussi son seul livre écrit en allemand, et sa genèse mérite un mot.
Klíma a hérité de son père de biens qui, avec une gestion raisonnable, lui auraient suffi pour le reste de sa vie. Mais il dilapida sa fortune délibérément, pour se distancier du pingre Schopenhauer. Il a vécu la majeure partie de sa vie grâce au soutien de ses (rares) amis, mais il a néanmoins travaillé à plusieurs reprises quand il était financièrement au plus bas. Au cours d'une de ces brèves aventures, alors que Klíma garde un entrepôt à Libeň à la fin de 1917, commence son amitié avec Franz Böhler. Ensemble, ils décident de se lancer dans la production d'un substitut de tabac à base de feuilles de fraisier et de hêtre. Malgré la pénurie de tabac pendant la guerre, leur entreprise fait rapidement faillite, mais les six mois que Klíma et Böhler ont passé à consommer activement "l'urine du Dragon Ardent" (c'est à dire le rhum) en respirant le douteux fumet de leur marchandise ont donné naissance à cette mémorable oeuvre commune.

"La Marche" se lit sur plusieurs niveaux. Il y a une évidente autodérision représentée par Sa Majesté Všislav Ier (aucune idée de quelle manière E. Abrams s'en est sortie en français ; je propose "Pouillon Ier": mélange entre pou, Napoléon et couillon), roi des fourmis, persuadé d'être un surhomme. Mais ce n'est qu'un ivrogne notoire battu par sa femme Kordula, une mégère grotesque qui le trompe sans vergogne. Aveuglé par son complexe napoléonien il veut conquérir le monde, mais personne ne le prend au sérieux, et on ne le tolère que pour des raisons politiques. Au moment de sa destitution il n'hésite pas à ramper devant son ennemi, qui n'a pour lui que le dédain le plus profond.
Il y a aussi le serpent aveugle qui cherche la Vérité. Pour ceci, il faut consulter au préalable la muqueuse bivaginale, qui le dirigera ensuite vers le chien bleu, qui permet d'accéder enfin à l'artéfact convoité : la pièce de cuivre en plomb.
La pièce dévoile l'inutilité des efforts humains pour chercher le bonheur dans le monde matériel.
Dans sa quête, le serpent mourant croise le chemin de Sa Majesté, qui l'enrôle en tant qu'arme de destruction massive, en lui promettant en retour son soutien.
Mais l'histoire n'est pas seulement une suite hilarante de péripéties de cette improbable collaboration, c'est aussi une caricature des grands conquérants, politiciens calculateurs et régimes corrompus.
Un pamphlet qui montre l'absurdité des efforts des puissants pour dominer le monde, car au fond ils ne sont que de pauvres esclaves du pouvoir, et ne seront tolérés que dans la mesure où leur règne reste avantageux pour le système.
L'écho des idées de Klíma sur la conscience subjective résonne dans tous les dialogues, et je me suis vraiment bien amusée, même si je crains que si quelqu'un ouvre ce roman (jamais achevé, hélas...) au hasard, il le jettera probablement contre le mur au bout de quatre pages.
Mais à présent vous voilà prêts pour l'apprécier à sa juste valeur, chers serpents épuisés à ramper vers l'Absolu... donc, bonne lecture ! 4,5/5

"On transformera les théâtres en arènes, les imprimeries en distilleries, je vais vous en donner de la culture, fourmis merdeuses !"
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