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Critique de Kirzy


°°° Rentrée littéraire 2022 # 39 °°°

« Certaines histoires sont comme des forêts, le but est d'en sortir. D'autres peuvent servir à atteindre des îles, des ailleurs. Qu'elles soient barques ou forêts, elles sont faites du même bois. Je ne sais pas de quelle sorte est celle qui commence ici. Un jour, ma soeur a sonné à la porte d'un immeuble qui se trouve juste en face de chez elle, à Paris. Une voix de femme lui a répondu. Ma soeur a prononcé son nom dans l'interphone et, sans rien demander de plus, la femme lui a dit : Montez. »

Cette femme, c'est Madeleine Kaminsky, benjamine de trois soeurs, toutes rescapées de la Shoah, témoin des dernières années de trois soeurs Korman, cousines du père de l'auteure, assassinées elles à Auschwitz. Andrée, Jeanne, Rose Kaminsky + Mireille, Jacqueline, Henriette Korman, six enfants juives que la tragédie a rapproché au point d'en faire des « presque soeurs » au bout de la nuit génocidaire.

Cloé Korman reconstitue les différentes étapes de leurs arrestations, incarcération et internements dans la France de Pétain, interrogeant sur le legs, immense et invisible, que constituent ces enfants morts, héritage douloureux pour la France, pour les Juifs de France et pour sa famille d'origine juive polonaise, elle dont le père a été avocat des parties civiles durant les procès Klaus Barbie et Alois Brunner, elle dont les grands-parents paternels se sont exilés en Suisse pour éviter les rafles.

Pour faire revivre cette généalogie sous Vichy, Cloé Kormann mène l'enquête en rencontrant les derniers témoins et en partant sur les lieux où ont été commis ces crimes : Montargis où les presque soeurs sont raflées le 9 octobre 1942 après leurs parents en juillet, puis le camp de Beaune-la-Rolande, toujours dans le Loiret ; les différents foyers franciliens pour enfants juifs gérés par l'UGIF ( Union générale des Israélites de France ) où elles sont séparées, ballottées ; puis le camp de transit de Drancy d'où les soeurs Korman sont déportées le 31 juillet 1944 avec 1314 autres Juifs français dont 300 enfants.

A l'heure où certains manipulent l'histoire en soutenant que Pétain à protéger et sauver les Juifs français, ce récit complète pertinemment le travail salutaire de l'historien Laurent Joly ( La rafle du Vel d'Hiv', paru en juin 2022 ), rappelant l'implication et le zèle du gouvernement Laval à déporter les enfants juifs, bien avant que l'ordre allemand n'ait été donné. Cloé Korman met également en lumière les Justes parmi les nations qu'ont côtoyés les enfants, comme la médecin Adelaïde Hautval déportée à Birkenau en tant qu'amie des Juifs.

Du point de vue factuel, les chapitres qui m'ont le plus frappée sont ceux consacrés à la vie des enfants dans les foyers parisiens une fois que leurs parents ont été déportés, en attendant leur tour. Tout au long de leur internement, les soeurs Kaminsky et Korman sont autorisées à aller et venir chez des proches ou des amis de la famille, sans aucun obstacle du moment que ces derniers promettent leur retour en fin de journée … occasion pour certains d'organiser une fugue définitive.

Je ne suis pas particulièrement férue du procédé narratif, de plus en plus utilisé dans les documentaires et enquête journalistiques, consistant à mettre en scène l'écrivain-narrateur avec un « je » égocentré très présent, dans un parallèle présent / passé parfois un peu artificiel. Certains passages sur la vie intime de l'auteure, ainsi insérés, ne m'ont pas totalement convaincue dans les résonances du passé sur son présent de jeune mère ; bien que la sincérité de l'auteure ne fasse aucun doute, je les ai trouvés quelque peu maladroits, en tout cas nettement moins intéressants que les captivants passages sur les années 40.


Malgré cette réserve, le récit m'a happée, notamment par sa capacité à faire naitre des émotions très fortes, comme lorsque Cloé Korman étudie les ravages psychologiques générés par le parcours génocidaire. de façon très modianesque, la déambulation dans un lieu fait émerger des sensations que l'auteur transforme en mots et réflexions :

« Je me demande ce qu'elles éprouvent à former ce groupe d'enfants qui se perdent et qui se quittent sans arrêt, alors que leurs parents ont disparu. On dirait des poupées gigognes auxquelles on enlèverait successivement toutes leurs enveloppes, qui flottent dans un espace sans arrière-plan. Enlevées à des familles qui n'existent plus, elles se recomposent en groupes successifs qui s'égarent et disposent à nouveau, dans ces lieux vidés de leur usage normal, et dont on peut les retirer d'un jour à l'autre. »

La qualité d'écriture de l'auteure excelle à ressusciter l'enfance volée juste par la force des mots. Elle redonne vie aux fillettes en offrant à chacune un visage, un corps, une tenue vestimentaire, une sensibilité. Certaines sont ainsi terrorisés à l'idée de grandir loin de leurs parents et que ces derniers ne les reconnaissent plus, le traumatisme psychologique allant jusqu'à bloquer la croissance physiologique des corps. C'est dans ces scènes du quotidien que Cloé Korman bouleverse, comme lorsqu'elle évoque la montre aux bras de Mickey offerte par ses parents horlogers à la petite Jacqueline, repère à laquelle se raccroche la fillette pour supporter l'angoisse de la séparation dans un contexte d'une rare précarité.

Ou lorsqu'une des soeurs, venant d'arrivée dans le village fantôme de Beaune-la-Rolande ( les 19 baraquements ayant été « vidés » ), se demande à qui appartenait cette poupée abandonnée ou qui a dormi dans un des châlits. le lecteur est ainsi totalement propulsé dans le récit qui oscille entre factuel incontestable sur les traces concrètes de Vichy dans la France d'aujourd'hui et émotions qui nous assaillent par vague.

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