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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il contient les épisodes 1 à 4, initialement parus en 2015, écrits par Ales Kot, dessinés et encrés par Matt Taylor, avec une mise en couleurs de Lee Loughridge, et un lettrage de Calyton Cowles. Tom Muller a conçu l'apparence graphique de la série.

Tout commence dans les hauteurs de Los Angeles en Californie (environ 10 millions d'habitants humains, population surnaturelle non dénombrée), où une silhouette humaine en flamme se détache sur le ciel nocturne. 10 heures plus tard, Antoine Wolfe se retrouve au commissariat interrogé par un policier qui ne sait pas trop quoi faire de sa déclaration, ni s'il doit vraiment l'inculper de s'être retrouvé dans la piscine d'un particulier. Il rentre chez lui par le bus. Avant il essaye de taxer une clope à une clocharde avec un caddie qui lui parle de la fin des temps. Dans le bus, il met fin aux agissements d'un hypnotiseur qui vient d'extorquer de l'argent à une dame qu'il a hypnotisé. de retour chez lui, il trouve un dénommé Simmons qui s'est introduit par effraction. Sans ménagement et contre son gré, Wolfe est amené devant un certains Sterling Gibson qui exige qu'il accomplisse une tâche.

Ailleurs dans Los Angeles, la police intervient dans une riche demeure où elle découvre une jeune fille debout au pied d'un escalier, avec 2 cadavres devant elle. 2 policiers sont chargés de l'emmener menottée et en voiture au commissariat. Sur la banquette arrière, Anita christ semble parler à une personne invisible. Elle réussit à sortir du véhicule et à semer les policiers. de retour chez lui, Antoine Wolfe reçoit la visite de Freddy Chtonic qui vient se plaindre de l'augmentation de 25% de son loyer. Ailleurs dans Los Angeles, Azimuth, un vampire, fait des affaires.

Ales Kot est un scénariste qui s'est déjà fait remarquer avec des séries de superhéros traditionnelles mais sortant de l'ordinaire comme Bucky Barnes: The Winter Soldier avec Marco Rudy ou Secret Avengers avec Michael Walsh, et avec des séries très personnelles et sortant également de l'ordinaire comme Material avec Will Tempest ou Zero, avec un artiste différent par chapitre, ou encore un récit complet hallucinant et métaphysique The Surface avec Langdon Foss. le lecteur sait donc par avance que la narration va s'avérer originale et peut-être déroutante. L'illustration de couverture confirme qu'il s'agit d'une histoire d'auteur. Il faut donc être consentant pour pouvoir apprécier ce récit, c'est-à-dire consentir à accepter une forme un peu différente qui demande une lecture active et parfois participative.

Sous réserve d'être consentant, le lecteur finit par assembler les différents éléments parsemés dans les différentes séquences et à rétablir finalement facilement le principe et le genre du récit, ainsi qu'à identifier les personnages qui ne sont pas si nombreux que ça. Antoine Wolfe est un vétéran de la guerre en Iraq qui a perdu une dénommée Heidi dans des circonstances qui restent tues. Il fait partie des créatures surnaturelles puisque c'est un loup-garou et il semble s'être fixé comme mission d'éviter que les créatures surnaturelles ne deviennent prédatrices entre elles. C'est la raison pour laquelle il aide le pauvre Freddy Chtonic avec son problème de loyer. La petite Anita Christ vient le trouver de son propre chef, et elle est l'objet de convoitises au sein de sa propre famille, son nom n'évoquant pas moins que le risque que la présence de l'anti-Christ sur Terre (mais ce n'est pas une certitude). le lecteur comprend qu'il s'agit d'une sorte de variation sur le principe de l'enquêteur paranormal, avec les particularités que Wolf fait lui-même partie des créatures surnaturelles, et que l'histoire se déroule à Los Angeles (et non en Angleterre comme celles d'un certain John Constantine).

Ayant ainsi établi dans quel genre de récit il a mis les pieds, le lecteur peut commencer à apprécier les particularités de cette narration. Ales Kot ne le tient pas par la main, avec des longues séquences d'explication (il y en a quand même une dans le quatrième épisode quand Wolf expose sa jeunesse à un autre personnage), il montre des dialogues et des événements clés, charge au lecteur de se construire une image d'ensemble de la situation. En cours de lecture, il peut repérer les conventions du polar de type hardboiled. Antoine Wolfe reste un individu normal qui sait très bien que ses questions ont pour effet d'agiter la fourmilière, et de déranger les puissants, les bénis du capitalisme. Ce schéma correspond à celui du polar hardboiled, dans lequel le privé va dérouiller, mais sa persistance obtuse finira par exposer les magouilles et aboutir à une victoire généralement à la Pyrrhus.

De plus en plus à l'aise dans sa lecture, le lecteur prend plaisir à découvrir l'intrigue alambiquée comme il se doit pour ce genre, et il s'attarde sur les dialogues. Au fil des discussions, il retient la description de Los Angeles par un policier, à la fois désert et forêt et océan, à la fois en toc bon marché et en toc luxueux, à la fois hideuse et belle, à la fois fictionnelle et réelle. Avec cette phrase, l'auteur fait comprendre au lecteur qu'il livre avec cette histoire, à la fois sa version ou son interprétation de Los Angeles et de sa faune (un peu comme le firent Warren Ellis & JH Williams III dans Desolation Jones), à la fois une transformation du caractère factice de cette ville en une fiction. Kot en profite pour intégrer quelques remarques brèves et concises sur des thèmes tels que les prisons privées gérées par des entreprises, l'absence de neige à Noël, le racisme ordinaire contre les afro-américains, le mythe de l'immortalité, ou encore le concept de synchronicité.

En cours d'épisode 1, le lecteur découvre la particularité physique de Freddy Chtonic (de courts tentacules sur le base du visage) en se disant que c'est un premier degré. Quelques pages plus loin, Ales Kot déroule une blague énorme et noire, reposant sur les règles féminines. À nouveau le lecteur se dit qu'il s'agit d'un moment énorme et peut-être d'un mauvais goût trop poussé. Il sourit plus en voyant Anita Christ parler à haute voix à une personne invisible, sa grand-mère imaginaire ou à la manifestation des vents de Santa Ana (un quartier de Los Angeles) dans le dernier épisode. Il finit par comprendre qu'Ales Kot emploie un humour qui suscite la connivence du lecteur et qui ne peut fonctionner qu'une fois qu'il a conscience que l'auteur a conçu sciemment un récit qui maintient un équilibre fragile entre intrigue polar au premier degré et parodie utilisant les conventions du genre. Une fois cette prise de conscience atteinte, le lecteur peut alors savourer la manière dont l'auteur met en scène le décalage entre les citoyens de base, et les grands propriétaires capitalistes de ce monde. Il peut aussi regarder toutes ces créatures surnaturelles comme des métaphores ou des caricatures d'individus dont une de leurs caractéristiques a été exagérée jusqu'à en faire un trait de caractère incarné dans leur condition de monstre.

Pour mettre en images cette narration sophistiquée exigeant une bonne capacité de recul du lecteur, Matt Taylor adopte une approche graphique dépouillée et d'apparence très simple. Les personnages sont détourés par des traits fins et rapides, ce qui aboutit à des silhouettes et des visages simplifiés. Ces derniers restent expressifs, tout en étant fortement éloignés du photoréalisme. Bien qu'ils soient mobiles, la dizaine de tentacules qui pendouillent en lieu et place de la bouche de Freddy Chtonic semblent être en plastique, des accessoires de maquillage bon marché. Les blessures sont représentées à gros traits, repassées avec un trait rouge pour figurer le sang. Lorsqu'un vampire est soumis à l'action du soleil, sa peau se craquèle, mais ce ne sont que des cercles et des ovales avec une couleur différente, sans velléité de rendre compte de la texture de la chair en train de carboniser sous l'action de la lumière.

Matt Taylor combine deux approches complémentaires pour les décors. Ils peuvent être représentés de manière aussi simple que les personnages, avec quelques traits pour figurer les angles et les arrêtes d'une pièce ou d'un bâtiment, auxquels l'artiste ajoute un accessoire qui va donner son cachet à l'endroit considéré (par exemple un modèle très particulier de pendulette posée sur un meuble générique). À nouveau le photoréalisme n'est pas l'approche retenue. Il en va de même pour les différents véhicules utilisés par les personnages. À l'opposé, Taylor peut intégrer des photographies au contraste fortement exagéré comme fond de case, basculant alors du côté du photoréalisme pour donner plus de consistance essentiellement aux paysages urbains, et donc à Los Angeles. Lee Loughridge a conçu une mise en couleurs aux caractéristiques prononcées. Il utilise une teinte dominante pour chaque séquence, avec des une palette de nuances restreinte, autour de cette couleur dominante. Il ne cherche pas à retranscrire la réalité des couleurs perçues par les personnages, mais à établir une ambiance expressionniste qui rehausse la singularité de chaque séquence.

Ce premier tome exige que le lecteur fasse l'effort de s'adapter à la narration particulière d'Ales Kot. Sous cette réserve, il découvre une enquête bien construite avec des créatures surnaturelles. Derrière les conventions du genre et l'intrigue bien ficelée, il reconnaît un auteur qui les utilise pour commenter quelques facettes de la société et du capitalisme. Il a le plaisir de découvrir ensuite que Kot manie un humour second degré adulte et sarcastique qui ne pourra pas plaire à tout le monde. Matt Taylor semble s'ingénier à contrebalancer l'ambition de la narration par des dessins factuels et allégés afin que le lecteur puisse pleinement se concentrer sur l'histoire. Ce parti pris fonctionne et cette lecture fournit son quota de divertissement, le plaisir ludique associé à une enquête, un regard décillé sur la société dans l'environnement particulier de los Angeles, avec un humour acide sans être cynique.
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