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Critique de JosyMP


La précision chirurgicale pour l'autopsie de la rupture des liens entre un père et sa fille et plus largement, de la complexité des relations et des comportements humains.

Ce n'est pas la première fois que Pascale Kramer s'attache à disséquer, scalpel à la main, les méandres de la condition humaine. Perspicacité, délicatesse, sensibilité, capacité à transmettre les sentiments, les émotions de ses personnages, parfaite maitrise d'une écriture dense, belle et juste, sont encore une fois au rendez-vous.

Au commencement, étaient... Gabriel, père et homme, historien et journaliste au sommet d'une brillante carrière, et sa fille, Ania, qui ne ressemble pas à ce père prestigieux, ambitieux, sûr de lui. Entre eux, un lien affectif qui ne survivra pas au décès accidentel de l'épouse et mère survenu au début de l'adolescence d'Ania.
Dans autopsie d'un père, sans leçon de morale, sans porter de jugement, Pascale Kramer examine à la loupe la déliquescence des attachements familiaux mis à l'épreuve des revers servis par le destin.
Pour ce roman, Pascale Kramer a fait le choix de points de vue restreints : essentiellement celui, indirect, d'un narrateur extérieur alternant avec celui, intérieur, de la fille, Ania. Deux points de vue privés de dialogues directs, un choix pour souligner, j'imagine, la profondeur de la fracture qui sépare les protagonistes, les non-dits et la surdité qui rongent leurs rapports jusqu'à les rendre quasiment inexistants.

L'auteur laisse une grande liberté d'interprétation à ses lecteurs, quant aux raisons qui ont pu disloquer l'amour filial et séparer durant de longues années un père (qui est avant tout un homme public), d'une fille dans laquelle il ne se reconnait pas. Un peu comme si la nature avait trahi Gabriel en ne lui donnant pas l'enfant qui pouvait être son égal, digne héritière qu'il aurait pu exposer dans ce qui constitue sa vitrine personnelle , là où il affiche ses réussites et sa supériorité. Ania n'est pas en mesure d'être cet objet de fierté pour Gabriel. C'est en tout cas la vision qu'elle semble avoir, et la raison majeure pour laquelle elle fuira son père en se réfugiant dans un internat, peu après la disparition prématurée de sa mère.

L'indifférence teintée de rancune de la fille devenue adulte, le mépris affiché par le père, le silence bilatéral auraient pu perdurer encore longtemps si le père n'avait pas "politico-socialement" gravement dérapé en prenant partie pour des jeunes du village ayant lynché un immigré comorien. Propos tenus publiquement qui vaudront à Gabriel d'être mis au ban par ses pairs, comme d'une grande partie de ses relations et de la population du village où il réside avec sa seconde et jeune épouse, Clara. Désavoué, irrémédiablement atteint dans sa réputation, Gabriel voit se fracasser l'image qu'il donnait de lui-même, chute de son piédestal et réalise brutalement qu'il n'est pas invulnérable. Il se suicide peu de temps après, d'une façon surprenante.
Sa disparition, les funérailles qui s'ensuivent seront, pour Ania, le point de départ d'un retour vers le passé. A cette occasion, elle revient pour la première fois dans la maison de campagne où elle avait grandi. C'est en grande partie à travers ses pensées, ses observations, ses doutes parfois, ses souvenirs rémanents, ses émotions à fleur de peau, le regard que les autres portent sur le disparu, que l'autopsie du père et de l'homme qu'elle ne connait pas va se dérouler. Poussée par la curiosité de -savoir qui était réellement cet homme- (peut-être pour comprendre qui elle est elle-même), Ania partira à la découverte de Gabriel, l'homme dans lequel, quelque part, se trouvait aussi son père.
Le verra-t-elle alors toujours tel qu'il lui apparait à travers le filtre de son seul regard et de ses souvenirs d'enfance ? Son indifférence teintée de rancoeur profonde et la distance muette qui lui ont servi de bouclier contre son père depuis tant d'années, seront-elles modifiées au cours de ces retrouvailles posthumes ? Pourquoi cet homme arrogant, sûr de lui, s'est-il donné la mort ? D'où lui venait son cynisme, son amertume, cette ironie blessante, ses postures mégalomaniaques ? Sur quel terreau a pu pousser son intolérance radicale aux évolutions de la société, sa haine et son mépris de -l'Autre- ?

Quoi qu'il en soit, dans "l'autopsie d'un père", il ne faut pas attendre de réponses qui seraient servies sur un plateau. Pascale Kramer ne livre pas de mode d'emploi avec une grille et des cases à cocher. le lecteur ne peut pas s'affranchir de solliciter sa propre perception des choses, éclairé par ses expériences personnelles. Ce sont, à mon sens, les clés nécessaires pour découvrir ce qu'on peut aussi lire entre les lignes. Néanmoins, l'auteur est un excellent guide qui, tout au long de ce beau sombre roman, avec une subtilité remarquable, sème des indices au coeur des situations, au rythme des ambiances, au gré des circonstances.
Pas de "prêt-à-lire" donc, et c'est tant mieux. La complexité des rapports humains, la fragilité de leurs équilibres, ne se prêtent pas à une analyse standardisée, à l'affirmation d'une unique vérité. Sur le terrain de l'humain et des destins, tout est possible, le meilleur comme le pire, l'imprévisible comme l'inéluctable. Pour autant, on peut gager qu'en toutes circonstances, il est possible de dénicher des raisons aux comportements, aux actes, aux dérives humaines. Pascale Kramer le sait, qui se saisit de l'objet, le couche sur sa table d'examen, allume le scialytique, joue du scalpel et part en quête des causes potentielles. Comme un médecin légiste chargé d'une autopsie.

La dernière page tournée , après avoir parcouru le chemin toxique emprunté par Gabriel, s'être interrogé, sur les raisons possibles du lynchage d'un immigré Comorien, sur les motivations des jeunes coupables, le suicide de Gabriel, le rejet, le mépris, l'incompréhension, la haine aveugle et sourde qui rodent de page en page, le lecteur pourrait, à juste titre, être tenté d'ausculter la société dont il fait partie pour en évaluer l'état de santé. Ou pas...


Sombre, inquiétant, oui ; pour autant, ce dixième roman de Pascale Kramer est encore une fois l'expression d'une grande lucidité, le signe aussi d'un intérêt presque compatissant pour le genre humain, quelles que soient les voies que les individus empruntent, de simples humains dont elle présente des tableaux et des destins réalistes, fussent-ils souvent décourageants, voire même dérangeants. Justement parce qu'ils sont réalistes...
Pour ma part, j'ai encore beaucoup aimé que Pascale Kramer me dérange (pas vraiment car ce fut un plaisir) en me sortant de ma bulle confortable. J'admire encore et toujours la maitrise des thèmes qu'elle choisit de traiter, l'intérêt qu'ils présentent, la richesse de son écriture, ses choix techniques sur le plan de la construction de l'ouvrage, et, bien sûr, ce -je ne sais quoi- qui me laisse à penser qu'on ne peut pas écrire aussi bien, aussi juste, si l'on n'est pas profondément -authentique-.

Je remercie l'équipe de Babelio et les Éditions Flammarion pour m'avoir proposé cette lecture et pour leur confiance.



Lien : http://josy-malet-praud.com
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