Prier est un moyen de reconnaître la peur, de reconnaître ce qui ne peut être ni contrôlé ni contenu, ni même compris. C'est tout à la fois une capitulation et une attaque. Je t'en supple, prie Sofia, songeant à Antonia, à la noirceur de son expression, à l'inertie de son souffle. Je n'y arriverai pas sans toi.
Elle voit comment il tient une serviette, un verre d'eau, la main d'un autre en guise de salu-tation, avec une telle délicatesse que les objets qu'il touche paraissent sacrés. Sofia veut être tenue de la sorte. Comme un verre d'eau. Comme un livre de bibliothèque. Comme une paire de chaussettes pliées.
Antonia ne précise pas à Sofia qu'elle a passé l'heure du déjeuner dans cette bibliothèque, échappant au brouhaha de la cafétéria en échange d'un estomac qui gargouille et d'une pile de livres, Austen et Whitman. Qu'elle a sursaute comme une biche apeurée chaque fois que quelqu'un a prononcé son nom.
Dehors, les gens contemplent le ciel violet et prient pour qu’il pleuve. L’air est épais comme de l’eau. Respirer en devient douloureux.
Ainsi, le fossé s’agrandit. Le vent hivernal se fait plus cinglant. Les mois sombres et froids s’écoulent. Le puissant fossé qui les sépare se teinte d’une certaine gravité. Ils commencent à oublier comment retrouver leur chemin l’un vers l’autre.
Elle se sent anonyme et puissante : une femme intemporelle, qui prend part à un rituel allant bien au-delà de sa personne. La lune brille par la fenêtre et forme des ombres macabres sur le mur. Il y a un arbre qui pousse et s’étrécit, déformé par le vent, et les corps anormalement étirés, surmontés de petites têtes, des piétons qui arpentent le plafond en un défi surréaliste.
Ainsi en va-t-il du deuil. Le monde miroite, oscillant entre netteté et flou : en un instant, l'endroit où vous avez toujours vécu vous devient tout à fait étranger et son air irrespirable