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Critique de Bologne


Sigismund Krzyzanowski né en 1887 à Kiev, est une des figures méconnues de la littérature russe des années 1920-1950. S'il vit dans le milieu intellectuel, par des conférences, des séminaires, des articles, ses textes subissent la censure du régime et ne seront publiés qu'en 1989, trente-neuf ans après sa mort, en 1950. Cinq livres ont été traduits en français aux éditions Verdier, entre 1991 et 2002, puis à nouveau le silence.
Pour prendre une image d'un de ses romans, il est semblable aux jardins de saint François, qu'on entoure de murs pour que les fleurs poussent librement, et sans un regard. Liberté totale de création, c'est ce que l'on ressent dans ces oeuvres atypiques, qui ne se laissent contaminer par aucune mode, mais auxquelles, parfois, il manque le regard du lecteur. Il y a la fois une inventivité débridée, une errance capricieuse du récit, où s'emboîtent des récits en abyme dont les auditeurs interrompent le cours ou modifient le dénouement, et une rigueur scientifique à pousser les raisonnements les plus captieux dans leurs conséquences logiques.
Entre le conte philosophique et la science fiction, ses romans et nouvelles s'ancrent dans les failles du réel, où l'on prend soudain conscience du néant qui lui sert de soubassement. Les six "tueurs de lettres" et leur témoin se réunissent, chaque samedi, dans une bibliothèque aux rayons vides dont les livres inexistants sont devenus palpables. Décor idéal pour une entreprise folle : tuer les lettres pour laisser vivre l'idée pure. Les récits qu'ils se racontent évoquent les pièges de l'apparence, l'impossibilité du silence, l'hypocrisie de la question... Les histoires, mouvantes, bifurquent brusquement, le dénouement est mis aux enchères. Elles constituent en fait les véritables personnages du roman, dont les protagonistes s'effacent derrière leur récit, jusqu'au suicide. Une logique souterraine se révèle brutalement, meurtrière. Et le témoin qu'ils ont piégé reçoit le lourd héritage des mots décidés à prendre leur revanche.
Il a été pour moi, à l'époque où je rédigeais le mysticisme athée, un de mes maîtres de néant. Un de ses personnage avoue, confus comme d'un secret honteux, qu'il avait eu l'impression, dans son enfance, que le monde tout entier, durant un moment infime, s'absentait à ses yeux. En trois lignes, nous nous étions reconnus. de la même expérience, nous avions conclu à la même nécessité, celle du silence, et à la même aporie : celle de devoir le rompre pour le signifier.
Un des personnages d'un de ses personnages, ayant acheté par hasard une bible du XVIIe siècle, remarque qu'un précédent lecteur (nous sommes déjà au troisième niveau de narration !) a coché en marge tous les passages où le Christ se tait. « Une chose était claire désormais : la Bonne Nouvelle qui s'annonçait, à côté des quatre autres, dans les marges jaunies du vieux grimoire, n'avait pas besoin de mots, et c'était un cinquième Évangile qui se révélait dans les marges vides : l'Évangile du silence. » Quand ce texte est paru en français, je venais de publier le troisième Testament, où apparaît la nécessité de détruire tout texte qui va à l'essentiel, et le cinquième Évangile de Krzyzanowski en semblait sorti.
Un apologue, au détour du Marque-page, nous fait comprendre ce qu'est ce livre perdu. Une petite fille rattrape en courant la diligence qui vient de partir, mais à chaque fois qu'elle saute sur le marchepied, elle perd son panier et doit descendre le ramasser. « La diligence littéraire n'attend pas, et, dans la situation actuelle, il est impossible de se hisser sur le marchepied glissant, avec la poésie sur les bras : tantôt c'est le poète qui, d'un bond, saute dans la littérature — mais on s'aperçoit alors que la poésie est restée en arrière, en dehors de la littérature ; tantôt c'est la poésie qui atteint le marchepied, un haut niveau de littérature, mais alors le poète, exclu, rejeté, se trouve dans un dehors absolu. Bien sûr, vous n'êtes pas d'accord. »
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