Citations sur La berceuse de sang (12)
J’apprécie beaucoup votre présence et vos attentions, mais je me suis tant brûlé le cœur avec la dernière compagne qui a partagé mon toit que je vis maintenant en sauvage. Je ne sais plus parler aux gens, et encore moins aux femmes ! Pardonnez-moi, Béatrice…
Elle était si belle ! Il la caresserait, doucement, lentement, elle aimerait cela et lui dirait « encore ». Encore, encore…
Il cogna et cogna encore, ivre de rage, fou de révolte, sans ressentir les rares coups portés en riposte par ses adversaires. Il frappait sans relâche, les doigts en sang, les tempes battantes, le souffle emballé. Jamais il ne se serait cru si vif, si habile, et ses phalanges faisaient mouche presque à chaque coup : le craquement du cartilage d’un nez, une arcade qui éclatait sous son poing, le hurlement d’un homme se tenant le bas-ventre, et enfin cet éclair chaud sur son bras, le choc d’un couteau tombant sur le dallage… Des souffles, des gémissements rauques, des vociférations ! Puis cette fuite précipitée des deux agresseurs dans la gueule insondable du soir.
Tous les sentiments refoulés durant tant d’années dans la carapace de sa fausse insensibilité éclatèrent alors dans une hargne et une furie qu’il n’eût pas soupçonné abriter ! Lui qui n’avait jamais été un violent, lui qui n’était pas taillé pour la lutte, qui n’avait jamais été confronté aux rixes de quartier, aux pugilats de rue ou aux échauffourées de bar, se mit à ruer dans l’ombre comme un dément.
Depuis qu’il cherchait sans espoir son odeur, sa présence, et qu’il espérait la croiser, là, au bout de la rue ou de la place, depuis qu’il imaginait chaque soir qu’elle serait de nouveau derrière la porte, qu’elle allait l’enlacer, l’embrasser, le…
Avec quelques centaines d’euros en poche, il pouvait tenir quelques jours. Il soupira, car la vie ne lui en paraîtrait pas moins terne pour autant, ni les jours moins lourds à porter. À supporter…
La misère des amours minutées, avec ces sourires tristes, ces cris d’extase feinte, ces lèvres qui se refusent aux baisers et ces yeux vides vissés au plafond. Avec ces étreintes mécaniques, sans âme et sans tendresse, avec cette sensation d’inassouvi, d’inachevé, et ce goût de cendre dans la bouche.
Non, jamais il n’appellerait au secours ce père « encravaté », cette mère hautaine et insensible, cette sœur écervelée ou ces cousins pétris de suffisance. Non ! Plutôt crever comme un rat dans ce grenier miteux qui était désormais son chez-lui…
Il en arrivait parfois à regretter le temps où sa conscience embrumée flottait entre deux nuages de félicité illusoire. Que la vie lui paraissait alors facile et futile, de doses de poudres utopiques en rêves avortés, de comprimés trompeurs en bonheurs fallacieux !
Entre petits trafics et misérables deals, entre guerres de quartiers et défis stupides, la vie imbécile des ténèbres au pied des immeubles gris… Les rues étroites et tortueuses se faisaient plus raides et s’imbriquaient en un filet qui emprisonnait la colline d’un maillage compliqué. Ignorant les panneaux d’interdiction, les automobiles s’accumulaient en désordre, bancales, avec une ou deux roues sur les bordures de granit, comme des épaves rejetées par la tempête de chaque jour sur la grève des trottoirs de la nuit…