J'avais souvent comparé la conduite de mes parents et le système de leurs actes à ces tapisseries a canevas que ma mère brodait avec patience et régularité durant nos veillées. Et maintenant, il me semblait découvrir l'envers de l'ouvrage ; derrière les lignes symétriques et les beaux ornements aux tons francs, j'apercevais les fils embrouillés, les noeuds, les mauvais points.
Je l'entretins de plusieurs livres que j'avais lus. Sur chacun il me donna des aperçus nouveaux pour moi. Nous étions assis l'un auprès de l'autre. Sa voix avait des inflexions si persuasives que par moments je me sentais dominé par lui aussi bien que s'il eût posé sa main sur ma tête.
Oh ! je sais, j'aurais pu supporter ces débuts difficiles, m'habituer ou patienter comme bien d'autres de ma race. Non, ceux-là je vous les laisse. Vois-tu, chaque pays a les Juifs qu'il mérite...ce n'est pas de moi, c'est de Metternich
Ainsi, la conscience de mon père, qui était restée fermée à tout sentiment de pitié, avait fléchi devant la considération d'un avantage personnel.
Pourquoi cette explosion d’antisémitisme en France? Pourquoi l'organisation de cette guerre contre nous? Est-ce un mouvement religieux? Est-ce le vieux désir de vengeance qui se ranime?...
De ma fenêtre, je découvrais presque tout le domaine. J'aimais à m'y tenir au déclin du jour. J'entendais le piétinement du troupeau qui rentrait à la bergerie. D'un côté, je contemplais, à l'infini, les lignes parallèles des vignes; de l'autre, le clos des mûriers, le bois d'oliviers. Et à considérer cette graisse de la terre dont Dieu m'avait pourvu, j'étais exalté par un sentiment de reconnaissance.
Il dit :
-- Demain, je serai insulté, frappé... est-ce juste?
Et il mettait en avant ses deux paumes désarmées, ainsi qu'est représentée la personne du Christ au milieu de ses ennemis.
La journée, qui était une des dernières de l'automne, était froide et triste. Une lourde nuée couvrait le ciel. L'eau du lac, toute sombre, frissonnait. Les arbres étaient dépouillés; seule persistait la verdure d'un bouquet de sapins; et ce feuillage pauvre et opiniâtre, cerné par des bois morts, éveillait l'idée d'une vie misérable et éternelle.
il y avait des livres de haut en bas. Il y en avait de somptueusement reliés et il y en avait d'autres, brochés, tout écornés par l'usage.
-- Je suis content, bien content, que nous nous soyons rencontrés... Je ne pensais pas que nous pourrions être camarades.
-- Et pourquoi ? demandai-je avec une sincère surprise.
--Au lycée, je te voyais tout le temps avec Robin; et comme lui, durant un mois, cet été, a refusé de m'adresser la parole, je croyais que toi aussi... Même en classe d'anglais où nous sommes voisins, je n'ai pas osé...
Il ne montrait guère plus d'assurance en disant ces mots. sa voix était basse et entrecoupée; elle semblait monter de régions secrètes et douloureuses. Sa main qui continuait d'étreindre la mienne, comme s'il eût voulu s'attacher à moi, trembla un peu.
Ce ton et ce frémissement me bouleversèrent. J'entrevis chez cet être si différent des autres une détresse intime, persistante, inguérissable, analogue à celle d'un orphelin ou d'un infirme. Je balbutiai avec un sourire, affectant de n'avoir pas compris :
-- Mais c'est absurde... pour quelle raison supposais-tu...
-- Parce que je suis juif, interrompit-il nettement et avec un accent si particulier que je ne pus distinguer si l'aveu lui coûtait ou s'il en était fier.