J'étais d'une insensibilité totale devant tout texte scolaire; les mots sur les livres d'étude avaient à mes yeux je ne sais quel vêtement gris, uniforme qui m'empêchait de distinguer entre eux et de les saisir.
J’eus la vision d’une vie pénible et dangereuse au cours de laquelle on s’écorche d’avantage chaque jour. Et vers quel but ? Ne savais-je point maintenant que sur les sommets auxquels j’avais rêvé d’atteindre, nul humain ne vivait ?
Ainsi, la conscience de mon père, qui était restée fermée à tout sentiment de pitié, avait fléchi devant la considération d'un avantage personnel.
Comme je veux, aujourd'hui, retracer mes sentiments lorsque j'appris cette nouvelle, il me semble que mes souvenirs sont les lambeaux d'un rêve, et d'un rêve affreux.
Il dit :
-- Demain, je serai insulté, frappé... est-ce juste?
Et il mettait en avant ses deux paumes désarmées, ainsi qu'est représentée la personne du Christ au milieu de ses ennemis.
Je me souviens du jour où j’ai ouvert pour la première fois les Mémoires d’Outre-tombe. Je ne connaissais que le Génie du Christianisme ; je jugeais mal Chateaubriand ; je n’aimais pas ces tableaux pompeux et froids. Et tout à coup, je contemple Combourg ; je découvre le passage sur l’Amérique, sur l’émigration, je suis entraîné dans le tumulte prodigieux de ce cerveau… Quelle fièvre m’a saisi ! En moins d’une semaine, j’ai dévoré les huit volumes. Je lisais une partie de la nuit et, lorsque j’avais éteint la lumière et fermé les yeux, certaines phrases restaient dans ma tête comme des feux éblouissants qui me tenaient éveillé.
-- Je suis content, bien content, que nous nous soyons rencontrés... Je ne pensais pas que nous pourrions être camarades.
-- Et pourquoi ? demandai-je avec une sincère surprise.
--Au lycée, je te voyais tout le temps avec Robin; et comme lui, durant un mois, cet été, a refusé de m'adresser la parole, je croyais que toi aussi... Même en classe d'anglais où nous sommes voisins, je n'ai pas osé...
Il ne montrait guère plus d'assurance en disant ces mots. sa voix était basse et entrecoupée; elle semblait monter de régions secrètes et douloureuses. Sa main qui continuait d'étreindre la mienne, comme s'il eût voulu s'attacher à moi, trembla un peu.
Ce ton et ce frémissement me bouleversèrent. J'entrevis chez cet être si différent des autres une détresse intime, persistante, inguérissable, analogue à celle d'un orphelin ou d'un infirme. Je balbutiai avec un sourire, affectant de n'avoir pas compris :
-- Mais c'est absurde... pour quelle raison supposais-tu...
-- Parce que je suis juif, interrompit-il nettement et avec un accent si particulier que je ne pus distinguer si l'aveu lui coûtait ou s'il en était fier.
Et me demandes-tu encore pourquoi je quitte la France sans intention de retour ?... Oh! je sais, j'aurais pu supporter ces débuts difficiles, m'habituer ou patienter, comme bien d'autres de ma race. Non, ceux-là je vous les laisse. Vois-tu, chaque pays a les Juifs qu'il mérite...
Nous fûmes tous deux mis en quarantaine. Personne, ni en récréation, ni en classe, ne nous adressa plus la parole. Les groupes s'écartaient sur notre passage; les bouches se fermaient.
Il avait l'art de qualifier en une phrase le sujet d'une oeuvre, de réduire celle-ci sous une formule commode.
- Les Misérables ?... répondit-il à une de mes questions. C'est l'épopée du peuple.