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Critique de Jazzbari


Vous ne savez pas quoi faire cette fin de semaine? Tiens, je vous propose un week-end chaud et épicé sur Port-au-Prince : embarquez-vous dans le goût des jeunes filles de Danny Laferrière. C'est un roman, un voyage furtif et sensuel sur la capitale haïtienne, avec une provision suffisante de drôleries.

Qu'est-ce qu'elles ont de si particulier ces jeunes filles ? Choupette mène son vieil amant par le bout du nez. Pascaline, longiligne et charmante, a su dompter le sien, un homme athlétique à l'allure d'un tueur. Miki est somptueusement entretenue par un jeune ministre. Qu'est-ce qu'elles ont de si particulier donc ? C'est tout simplement leur goût, le goût des jeunes filles auquel ne peuvent résister les hommes.

Choupette, Marie-Flore, Marie-Erna, Pascaline, Miki, Marie-Michèle récidivent en Haïti avec dix ans de retard la révolution des moeurs qui a secoué les sociétés occidentales dans les années 60. Les bars, les boîtes de nuit, la plage, le sexe, la coke, c'est le quotidien de ces jeunes filles à l'esprit libre et déluré. Toutefois l'épicentre de cette effervescence a plutôt lieu dans les quartiers pauvres de Port-au-Prince. La petite bourgeoisie cloîtrée dans son petit monde à Pétionville ignore tout de ces remous sociétaux. Hormis Marie-Michèle qui, dans son journal d'ado, pose un regard acide et sans concession sur la classe sociale aristocratique et rétrograde à laquelle elle appartient. Sa propre mère n'y échappe pas, elle est même le centre de sa réflexion et incarne cette poignée de riches qui vit en « quarantaine », avec des barrières sociales bien étanches, au milieu d'une population en grande majorité pauvre. Oisives, les femmes forment un cercle clanique et passent leur temps dans des cocktails, des expositions, des galas sélects dans les ambassades, ou à apprendre des langues étrangères. Pour autant leur vie n'est pas si rose que cela. Elle est minée par la jalousie entre membres du cercle, la médisance, le conflit au sujet de l'héritage, l'insatisfaction sexuelle et l'adultère.

Quant aux jeunes filles engoncées dans ce système archaïque et bourgeois, elles n'osent pas révéler leurs fantasmes, leurs désirs. Les rares, comme Marie-Michèle, qui contestent ce diktat, cette chape de plomb morale, et tissent des relations sans chasteté, sont qualifiées de salopes. Cependant le problème de cette adolescente de dix-sept ans est au-delà du seul droit de toutes les jeunes filles de s'éclater librement. Elle reste surtout révoltée contre la starification étanche de la société haïtienne, l'égoïsme, le snobisme, la condescendance d'une petite bourgeoisie qui semble vivre sur une autre planète. Ce trouble identitaire la pousse justement à fréquenter le monde d'en bas, le monde des pauvres et se rend compte que c'est dans ce capharnaüm de misère et d'agitation que bat le vrai coeur d'Haïti. Sachant qu'elle ne pourrait réconcilier ces deux mondes, elle a préféré s'exiler en Amérique.

Le goût des jeunes filles est le livre d'un double procès. L'auteur accuse en premier lieu la littérature de son pays d'hermétisme, de grandiloquence, d'aveuglement et même de compromission. Magloire Saint-Aude, suffisamment cité dans le livre, et Léon laleau incarnent cette tendance de la littérature haïtienne. L'un est un poète hermétique à l'attitude douteuse (ami du dictateur Duvalier jusqu'à sa mort) bien qu'apprécié par l'auteur-narrateur, l'autre est un poète aveugle, qui ne sait pas lire dans le coeur de ses muses. Il accuse en deuxième lieu la bourgeoisie haïtienne d'égoïsme, de cupidité, de sentiment de supériorité. Et rares sont enfin de compte ceux qui sortent blanchis de ce double procès. On pourrait citer Marie-Michèle, une insurgée contre le luxe insolent et égoïste de sa propre classe sociale et René Depestre, le poète qui tire à boulets rouges sur l'aristocratie et partage le sort des pauvres gens.

Belle réflexion sur la littérature et la société haïtiennes, ce roman est certainement né d'un double manque. Celui d'un livre au style simple et clair et celui d'un livre qui parle de la génération des jeunes filles de vingt ans. Au fil des pages, le bouillonnement de la jeunesse du pays, les questionnements traversant cette société, sont racontés sous deux niveaux, deux regards. Celui du héros-narrateur en la personne de l'auteur et celui d'une narratrice seconde sous la forme d'un journal, Marie-Michèle. le tout livré dans une langue simple et claire, sans fioritures. le goût des jeunes filles fait partie d'un cycle romanesque qualifié par l'auteur d'« Autobiographie américaine ». C'est en réalité une autofiction.

Les dialogues sont nombreux, salés et drôles. L'humour et la crudité du langage sont d'ailleurs la marque de fabrique de ce livre sensuel avec en toile de fond la dictature sous Duvalier et sa horde de tontons macoutes.

Malgré les propos vulgaires et très terre à terre du personnage de Choupette, celui-ci trotte longtemps dans l'esprit du lecteur. Mais c'est le personnage de Tante Raymonde que j'ai trouvé le plus attachant. Sa personnalité acariâtre, loufoque, à l'humour irrésistible, m'a profondément touché.
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