Il n’y a pas de numérisation heureuse ni d’usage émancipateur de la technologie de pointe. La seule solution est une désescalade technologique, avec des techniques simples et conviviales, ce que, par essence, le numérique ne peut pas être.
Croire que la Technique ou l’État technicien pourront résoudre les problèmes qu’ils ont engendrés, c’est être soi-même pris au piège d’une foi aveugle. Ellul disait d’ailleurs que « ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique ».
Se réapproprier l’usage des dispositifs numériques en bout de chaîne ne change rien à l’ensemble du système technicien. Les technologies numériques ne sont pas réappropriables, car elles sont le fruit d’une société de masse, d’experts, constituée de rapports de domination et d’exploitation, d’infrastructures complexes et gigantesques dont les citoyens ne peuvent qu’être dépossédés.
La numérisation à l’oeuvre actuellement nous (sur-)connecte à la société et nous déconnecte du monde. Elle nous rend plus efficaces et nous fait perdre du temps. C’est un tout, qu’on le veuille ou non.
Par rapport aux réalités sociales dominantes de l'après-Seconde Guerre mondiale (consommation de masse, hiérarchies salariales et raciales, secret militaro-industriel), la micro-informatique et Internet ont figuré pour un certain nombre de contestataires l'apparition d'un large espace d'horizontalité, de transparence, de partage, de gratuité, de connaissance...
Or, ces valeurs se sont vite révélées industrialisables et sont devenues à partir de la décennie 1980 le carburant d'un nouveau capitalisme au visage « collaboratif », « flexible », « horizontal », « en réseau », « transversal », etc. Les utopies numériques, malgré leurs accents parfois anticapitalistes, ont nourri les discours et les pratiques de la nouvelle économie numérique. En exaltant les marges d'Internet, elles ont répandu partout la croyance fondamentale selon laquelle la technologie est en elle-même un vecteur de changement social positif et elles ont ainsi servi les intérêts des acteurs qui cherchaient à concentrer capital et pouvoir dans le Nouveau Monde.
Les outils numériques ont souvent été encensés, considérés comme décisifs dans l'éclosion de mouvements sociaux ces dernières années : Facebook lors du Printemps arabe et de l'émergence des gilets jaunes en France, BlackBerry lors des émeutes anglaises de 2011... En fait, ils n'ont été utilisés par les peuples protestataires que de par leur statut de moyens de communication dominants au moment des faits. Croire qu'une révolution puisse attendre sagement l'arrivée d'un outil de communication adapté pour enfin exploser est un non-sens. Il est même plus probable que ce soit l'inverse : que le Printemps arabe ait plus pesé sur l'orientation de Facebook que Facebook sur les modalités révolutionnaires.
Les développeurs de logiciels de compilation s'appuient sur les instructions prévues dans les systèmes d'exploitation, et ainsi de suite… Le découpage en strates successives a atteint un tel point tel qu'il est raisonnable de penser qu'aucun être humain ne soit à même d'en comprendre le fonctionnement complet! La banalité du mal, telle qu'exprimée par Hannah Arendt, peut désormais s'exercer dans la plus totale opacité : le développeur de logiciel libre le mieux intentionné peut publier du code qui, une fois repris par d'autres, optimisera les tirs de drones américains au Pakistan, sans qu'il n'en sache jamais rien.
L’informatique radicalise la logique réductrice de la bureaucratie, et c’est un régime de vérité toujours plus hégémonique, exclusif ou « excluant » qui s’impose.