Alexeï Navalny : L'homme qui défie Poutine

Cela signifie aussi qu’il existe une vaste zone grise entre la démocratie libérale et le totalitarisme. Les gouvernants qui opèrent dans cette zone tentent de réunir le meilleur des deux mondes : ils s’efforcent de donner une apparence démocratique à leurs pratiques, non sans manipuler les règles afin de s’éviter toute véritable concurrence politique. C’est le cas en Russie, qui est loin d’être une dictature totalitaire. Et elle est également loin d’être une démocratie libérale. Il s’y tient des élections, mais les autorités les rendent très inéquitables. L’État ne censure pas tous les médias, mais il contrôle la télévision et propage la désinformation. La contestation et l’opposition y sont autorisées, mais contraintes et réprimées. A l’intérieur de cette zone grise, la Russie de Poutine s’est néanmoins rapprochée de la dictature.

Après avoir suivi pendant des années à la lettre la ligne du parti Iabloko, militant loyal et permanent de l’organisation, il a maintenant des idées pour relancer le parti, le libéralisme et l’opposition en général. Et celles-ci se rangent sous une étiquette simple : le nationalisme. En 2007, il ouvre ce qui restera l’un des chapitres les plus controversés de sa carrière politique.

Il a bâti une ONG professionnelle animée d’une ambition politique. Toutefois, il ne se contente pas d’appeler au changement en tant qu’activiste de la société civile, il veut transformer les choses de l’intérieur. Il veut devenir président de la Fédération de Russie.

En effet, un grand nombre de facteurs a contribué à construire ce personnage, au premier rang desquels la corruption. Partout dans le monde, le pouvoir et l’argent s’attirent mutuellement. En Russie, la corruption des élites joue un rôle central dans la manière dont Poutine s’accroche au pouvoir. Les oligarques des années 1990, les super-riches au bras long qui dominaient l’État russe n’ont pas disparu. Ils se sont simplement transformés : eux qui constituaient une menace sont devenus un élément stabilisateur du pouvoir. Plus généralement, l’omniprésence de la corruption place les individus comme Alexeï Navalny, au fait du droit et de la finance et en mesure de reconstituer des structures de propriété complexes, dans une position privilégiée pour défier les autorités.

Ses soutiens peuvent se laisser inspirer par son courage et son optimisme, mais ils n’en font pas moins des choix qui leur sont propres. C’est également le cas de gens qui, comme Stepan, ne se comptent pas parmi ses partisans mais participent à ses réunions publiques et à ses manifestations. Ils poursuivent tous un objectif plus large que celui de l’individu Navalny : une Russie libre de toute répression politique, de la corruption de ses élites, et dont l’énorme richesse serait plus équitablement distribuée.

Navalny a démontré que mettre l’accent sur la corruption permet de réunir des groupes idéologiquement très divers. Le nationalisme est le sujet avec lequel il entretient manifestement la relation la plus complexe, et trouver une position aussi unificatrice sur ce thème s’avère plus ardu. Sa position sur l’instauration d’un régime de visa d’entrée avec les pays d’Asie centrale n’a pas changé. Selon les adeptes de cette mesure, un tel régime réduirait l’immigration illégale. C’est une composante essentielle de l’agenda nationaliste en Russie.

Dès son arrivée au pouvoir, Poutine n’a pas interdit l’opposition. Il a choisi de la gérer. Et l’opposition systémique est devenue le résultat de cette gestion. Ces partis ont accepté l’idée de certaines limites à ne pas franchir. Ils reçoivent de l’aide – de l’argent, un temps de parole sur les ondes, le droit de prendre part aux élections – en échange de leur opposition loyale, pour que la Russie ressemble à une démocratie. En surface, tout au moins. Toutefois, pour tous ceux qui se dressent contre l’élite au pouvoir, voter en faveur de l’opposition systémique n’est pas acceptable. Navalny en a conscience.

Quand l’Union soviétique s’est effondrée, plusieurs républiques du Nord-Caucase, et avant tout la Tchétchénie, ont tenté de s’affranchir de la tutelle russe. Le refus de Moscou d’accorder l’indépendance à cette région a entraîné des guerres d’une extraordinaire violence, qui se sont accompagnées d’un militantisme islamiste actif, d’une dévastation du territoire et d’attentats terroristes sur les grandes villes, dont Moscou.

Les années 2000 ont vu une multiplication spectaculaire des groupes de skinheads commettant des agressions racistes en Russie ; des organisations terroristes clandestines ont aussi fait leur apparition32. En 2011, douze membres d’un des groupes les plus meurtriers, la Société nationale-socialiste (Nord), sont condamnés pour vingt-sept meurtres racistes. Navalny refuse d’être mêlé à cela.

Le travail de Navalny est politique. Ses enquêtes dénoncent de hauts responsables, ce qui l’aide ensuite à appeler à la mobilisation dans la rue et dans les urnes. Révéler la corruption de l’élite l’aide à créer une ligne de partage entre « nous » – les citoyens « normaux, les patriotes » – et « eux » – le pouvoir.