Cela signifie aussi qu’il existe une vaste zone grise entre la démocratie libérale et le totalitarisme. Les gouvernants qui opèrent dans cette zone tentent de réunir le meilleur des deux mondes : ils s’efforcent de donner une apparence démocratique à leurs pratiques, non sans manipuler les règles afin de s’éviter toute véritable concurrence politique. C’est le cas en Russie, qui est loin d’être une dictature totalitaire. Et elle est également loin d’être une démocratie libérale. Il s’y tient des élections, mais les autorités les rendent très inéquitables. L’État ne censure pas tous les médias, mais il contrôle la télévision et propage la désinformation. La contestation et l’opposition y sont autorisées, mais contraintes et réprimées. A l’intérieur de cette zone grise, la Russie de Poutine s’est néanmoins rapprochée de la dictature.
En effet, un grand nombre de facteurs a contribué à construire ce personnage, au premier rang desquels la corruption. Partout dans le monde, le pouvoir et l’argent s’attirent mutuellement. En Russie, la corruption des élites joue un rôle central dans la manière dont Poutine s’accroche au pouvoir. Les oligarques des années 1990, les super-riches au bras long qui dominaient l’État russe n’ont pas disparu. Ils se sont simplement transformés : eux qui constituaient une menace sont devenus un élément stabilisateur du pouvoir. Plus généralement, l’omniprésence de la corruption place les individus comme Alexeï Navalny, au fait du droit et de la finance et en mesure de reconstituer des structures de propriété complexes, dans une position privilégiée pour défier les autorités.
La privatisation de l’économie a été conduite de manière à favoriser ceux qui jouissaient de relations politiques. Lors de l’effondrement de l’URSS, les directeurs d’usine soviétiques ont pris le contrôle de leur entreprise qu’ils se sont ensuite appropriée, avec l’aide des autorités. Des individus ambitieux ont ainsi été en mesure de bâtir d’immenses empires économiques en recourant à toutes sortes de stratagèmes. Dans les années 1990, ce système menaçait l’intégrité de l’État, à la fois pauvre et affaibli, sous la coupe d’oligarques qui le faisaient chanter pour le contraindre à vendre les biens de la nation à un prix très inférieur à leur valeur, en échange d’un accès au crédit bancaire, alors plus qu’indispensable. De la sorte, ils contrôlaient efficacement nombre de décisions politiques importantes, un processus qui porte un nom : c’est la « capture de l’État ». À son arrivée au pouvoir, Poutine a montré toute sa détermination à rétablir le contrôle de l’État central en agissant contre ces oligarques. Et beaucoup de Russes ont apprécié.
Dès son arrivée au pouvoir, Poutine n’a pas interdit l’opposition. Il a choisi de la gérer. Et l’opposition systémique est devenue le résultat de cette gestion. Ces partis ont accepté l’idée de certaines limites à ne pas franchir. Ils reçoivent de l’aide – de l’argent, un temps de parole sur les ondes, le droit de prendre part aux élections – en échange de leur opposition loyale, pour que la Russie ressemble à une démocratie. En surface, tout au moins. Toutefois, pour tous ceux qui se dressent contre l’élite au pouvoir, voter en faveur de l’opposition systémique n’est pas acceptable. Navalny en a conscience.
Après avoir suivi pendant des années à la lettre la ligne du parti Iabloko, militant loyal et permanent de l’organisation, il a maintenant des idées pour relancer le parti, le libéralisme et l’opposition en général. Et celles-ci se rangent sous une étiquette simple : le nationalisme. En 2007, il ouvre ce qui restera l’un des chapitres les plus controversés de sa carrière politique.