Dernier appel pour l'embarquement

Je suis seule depuis toujours, je n’ai pas encore rencontré l’homme qui me donnerait envie de bâtir quelque chose de solide, de durable. Je me suis toujours dit que cela arriverait au moment convenable.
Mais il est loin d’être opportun, le moment. Il ne pourrait être plus mal choisi. À l’aube de ma mort, je croise cet homme mystérieux à deux reprises dans des circonstances assez particulières. Le pire, c’est que ça me chavire, ça me bouscule de l’intérieur.
Je ne le reverrai probablement jamais, comme s’il avait été de passage pour me faire ressentir ce qu’est l’amour, au moins une fois dans ma courte vie.

On me pose mille questions. Sur ma vie personnelle et sur mon travail, qui a toujours fasciné ma famille. Je demeure dans la grande ville. Je côtoie les artistes, les politiciens. Ils veulent tout savoir, c’est évident.
Toujours les mêmes réponses, toujours les mêmes mensonges. J’évite les regards, les conversations trop approfondies. Je reste évasive, en survolant les sujets abordés. Je m’empresse de terminer mon verre pour pouvoir me retrouver seule dans la cuisine, prétextant le besoin de le remplir.

C’est difficile de sourire et d’être heureuse quand tu sais que ce n’est que pour un temps limité. Je me sens comme un article en promotion dans un grand magasin.
Notre vie nous est prêtée. Nous devrons tous la rendre un jour. Impossible de nous enfuir avec elle. De changer de pays, en la gardant en otage. On viendra nous la reprendre où que nous soyons.

Qu’est-ce que ça signifie, une vie rangée?
Quand je regarde autour de moi, tout est en ordre. Pas le moindre morceau de vêtement qui traîne par terre. Pas la moindre facture impayée au fond d’un tiroir. Pas le moindre objet de travers sur un de mes bureaux. Tout est droit, tout est classé.

En levant les yeux au ciel, j’emmagasine tout ce que j’aurai besoin d’air pour filer directement à ma chambre, sans faire de bruit, sans même respirer. Les doux flocons qui se déposent tranquillement sur mon front viennent abaisser la température de mon crâne bouillant. Les coups de canon fusent de toutes parts, mais je ne capitulerai pas.

En raccrochant, j’ai le sentiment qu’on a retiré une épine de ma colonne vertébrale. J’ai agi sur un coup de tête, certes. Mais que c’est satisfaisant! Puisque je n’ai plus qu’une année à vivre, je ne vais pas la passer sous un régime de terreur. Le grand ménage est commencé.
J’inspire un grand coup. C’est comme si je venais d’enlever mes talons hauts après une journée entière à essayer de me tenir en équilibre sur deux aiguilles.
J’en ai assez! On n’a qu’une vie à vivre après tout, aussi courte soit-elle…

Dans certains cas, des miracles se produisent. Mais je ne peux vous cacher que les traitements qu’on peut mettre à votre disposition ne sont là que pour prolonger de quelques mois votre vie et améliorer la qualité de celle-ci. Je suis désolé…
Il est désolé? Comment peut-on seulement être désolé d’apprendre à quelqu’un qu’il ne verra probablement pas sa trentaine? On croirait qu’il vient de me dire qu’il a égratigné le pare-chocs de ma voiture dans le stationnement.

On pourrait entendre voler une mouche. Le silence en ce lieu est loin d’être rassurant. Quand les enfants ne font plus de bruit, c’est signe qu’un mauvais coup se prépare.

L’argent ne fait pas le bonheur, c’est évident. Mais, je ne me suis jamais vraiment demandé ce qui me rendait profondément heureuse.

Même les expressions les plus populaires sont quelque part dans un tiroir de son cerveau, pêle-mêle. Quand le temps est mal choisi, elle est incapable de contenir ses grandes envolées philosophiques du genre:
«L’habit ne fait pas le mois… L’avenir appartient à ceux qui se lèvent debout!»
J’aimerais tellement être comme elle. Ne pas me soucier des autres et de leurs problèmes. Elle ne m’a posé aucune question sur mon état de santé à la suite de l’appel de mon médecin. De toute façon, je n’aurais pas su quoi lui répondre.