Je planterai un poignard dans le livre pour tuer le passé.
Écrire après ça est une forme de continuité. Je suis plus nue dans l’écriture que sur une scène en justaucorps, et que je vous plaise ou non ne me concerne pas, ne m’appartient pas ; cela, la danse me l’a appris.
Suspendre n’est pas arrêter. Je sais aujourd’hui qu’il est possible d’écrire même lorsqu’on n’écrit pas. Que la matière dont se nourrissent les mots appartient au temps, qu’il faut accepter les périodes de jachère et chérir les grasses matinées. C’est le corps qui écrit ou refuse d’écrire. Il a ses raisons pour ça. Je lui fais confiance.
J’y vais parce que, comme Charlotte, je sais que les hommes, même lorsqu’ils commettent le pire, surtout lorsqu’ils commettent le pire, ne sont pas des animaux. J’y vais par ce que déshumaniser un peu plus ceux que les murs recracheront un jour est une folie organisée contre la société tout entière. J’y vais par ce que je crois que les mots peuvent nous transformer. J’y vais parce que ces hommes écrivent comme des écrivains. A nommer les choses, à nommer le monde, à nommer nos peurs et nos tristesses, à nommer nos colères, à nommer nos blessures, on devient acteur de sa vie. Ce passage-là à l’acte, contrairement à celui qui conduit dans des cellules de neuf mètres carrés, peut sauver ce qu’il reste de l’enfant en nous.
La marche entraîne vraiment la pensée. Elle l’entraîne à tous les niveaux : en la conduisant, en la renforçant, mais aussi en lui faisant répéter des idées ou des souvenirs. A chaque kilomètre parcouru, j’ai l’impression de dénouer des boucles trop serrées ; es poumons s’élargissent, je relâche ma mémoire, y compris la plus douloureuse.
Mes émotions tissaient un linceul serré autour de mon passé. C’était un long adieu, pas une rupture nette. Oui, quelque chose en moi n’en finissait pas de se déchirer, sans me tuer pour autant.
Il y a de l’érotisme dans l’écriture, un érotisme naturel, onaniste. On cherche le mot juste, la caresse souveraine. Désirer est le mouvement subaquatique de l’écriture, c’est son anticipation et sa rétrospective – l’infini ressac du texte.
Perdre son père adolescente, c’est devenir romancière. C’est être obligée de tisser des histoires moins laides, moins tristes que le réel. C’est ne pas avoir d’autre choix que la fiction. C’est construire des images, des légendes, bâtir dans son cœur des citadelles de papier que la vie déchirera plus tard. C’est creuser de nouveaux sillons dans le cerveau si tendez, si vulnérable, pour le tromper un peu ; le rassurer. C’est laisser la place au rêve qui seul peut contrer l’absence. C’est parler une langue inconnue qui dormait au fond de soi.
Ce qu’il reste de l’amour plus étincelant que le mal, c’est notre part d’enfance, c’est ce noyau-là, cette grâce. Le petit garçon ou la petite fille qui regarde le monde avec appétit, les yeux écarquillés, sans se douter qu’un jour c’est précisément ce monde qui l’engloutira.
Écrire le réel, c’est tourner autour du silence comme autour d’un brasier. C’est tenter quelque chose d’impossible : protéger l’autre en s’exposant soi.