AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de CalliPetri


❝La critique peut ne pas être agréable, mais elle est nécessaire. Elle a le même rôle que la douleur dans le corps humain. Elle attire l'attention sur un état de choses insatisfaisant.❞
Winston Churchill

❝Et si ma pitié envers les autres m'empêchait de travailler, alors autant me souder une armure épaisse derrière laquelle disparaître un instant. À un moment, faut avancer.❞

Client mystère de Mathieu Lauverjat est le deuxième titre à être publié dans la collection Scribes des éditions Gallimard. Créée en août 2022 et dirigée par Clément Ribes, cette collection entend mettre en avant ❝une littérature qui cherche ses mots sans certitude de les trouver. Des textes qui n'ont pas peur d'arpenter des territoires encore inconnus. Des romans qui nous touchent par ce qu'ils racontent, mais aussi par leur style. Des propositions qui ouvrent de nouveaux chemins. Des espaces de laboratoire. Des objets hybrides qui se jouent des genres. La pluralité des esthétiques.❞

De fait, Client mystère est ce qu'il convient d'appeler un livre à sujet avec un aspect documentaire, qui met en tension des thèmes qui traversent notre société au XXIe siècle pour la décrire au plus juste.

Le narrateur, anonyme Lillois de 24 ans, est livreur à vélo et travaille pour une plateforme. Autoentrepreneur, il est une de ces innombrables silhouettes, sac carré dans le dos, que l'on voit pédaler à toute vitesse dans nos villes, se mettant en danger à chaque course pour faire le plus de shifts possible. Par une soirée très pluvieuse, l'accident, redouté mais hélas prévisible, le rend indisponible pour plusieurs jours. Rien de sérieux pour lui, mais le vélo, lui, est hors d'état. le client, furieux de n'avoir pas été livré, a déposé une note et un commentaire désastreux sur l'application, et on sait bien que le client est roi et a toujours le dernier mot. S'amorce alors la dégringolade dans l'algorithme de la plateforme, et la nécessité de trouver rapidement une nouvelle source de revenus, car un autoentrepreneur sans mission est un autoentrepreneur sans le sou.
Indépendance, flexibilité et liberté ont hélas un prix, appelons-le précarité, vulnérabilité, insécurité. Pas de contrat de travail, pas d'assurance-chômage, pas de congés payés ni maladie, pas de salaire minimum. Rien. Nada. Que dalle. Que pouic. Ces dernières années ont vu le marché du travail subir des transformations radicales tant au niveau humain que psychologique ou économique. L'Uberisation est le modèle émergeant depuis le milieu des années 2000. Certains l'appellent disruptif, d'autres n'hésitent pas à le qualifier d'esclavage moderne : le fait est qu'il prospère sur la précarité.

Que faire quand on a abandonné la fac, que l'on est sans diplôme ni qualifications face à l'abîme social ? Ne pas quitter la société de la notation, mais simplement passer de l'autre côté, devenir l'un de ces clients mystères qui évaluent les employés et les services à leur insu, repérant les couacs pour le compte d'entreprises. le client mystère est un outil stratégique ; il distribue les bonnes comme les mauvaises notes, inconscient des conséquences que ses avis auront pour les employés ainsi montrés du doigt. Les questionnements sont nombreux en matière d'éthique et Mathieu Lauverjat ne les élude pas.

❝Discrétion, abnégation, ubiquité, j'y ai vite pris goût à ce boulot mi-détective privé, mi-justicier du client roi. Et puisque dans ce monde standardisé de flux constants, il était essentiel de veiller à ce que chaque geste de service soit créateur de liens et essentiel au bien-être de chacun, je me sentais enfin au coeur du dispositif du progrès.
On a beau dire, critiquer, ça paie, cette combine.❞

Zélé, le narrateur entre vite dans les petits papiers d'Anne-Sophie de la société PMGT. Les missions s'enchaînent sans temps mort, avec prédictibilité pour lui et, hélas, une lassitude grandissante pour moi.

❝Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d'aéroport.❞

Tout ou presque y passe et, oui, j'avoue m'être ennuyée ferme à la lecture de la kyrielle des missions.

❝Lille s'est convertie en un plateau de jeu immense. de l'hygiène à l'accueil, de la réalisation de prestation jusqu'à l'ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu'au fond de Tourcoing se sont transformés en cases de Monopoly.❞

Un sacré ressassement. Parce qu'elles répondent toujours à un schéma peu ou prou identique, les incursions du narrateur dans les entreprises condamnent le roman à tourner en rond, en dépit de tours et détours en France, incluant ma bonne ville de Toulouse et sa gare Matabiau. Même les saillies loufoques, tantôt cyniques, tantôt absurdes, finissent par manquer leur cible tant elles sont « téléphonées ».

Le sujet est intéressant, je ne dirai pas le contraire, et il l'est d'autant plus qu'il reste peu documenté en littérature. Il m'a amenée loin de ce que j'ai l'habitude de lire et m'a fait ❝arpenter [un] territoire encore inconnu❞, en cela l'un des objectifs de la collection Scribes est atteint. Toutefois je regrette qu'il soit desservi par un propos maladroit en dépit d'une écriture en parfaite adéquation avec son sujet. le roman transpire la langue de ce milieu-là, celui des start-ups de la start-up nation dont le Président français s'est fait le héraut en 2017 avec le résultat que l'on sait. On a affaire à un jargon bourré d'anglicismes et d'images qui se veulent inventives, mais s'usent à force d'être rabâchées. Et j'ai fini par ne plus écouter ce petit crincrin.

Sans rien dévoiler, disons que les derniers chapitres auraient gagné à ne pas grossir le trait pour viser juste. Ce n'était vraiment pas utile, la situation était suffisamment éloquente. C'est d'autant plus dommage que le véritable moteur du roman — à mon avis, l'aliénation d'une vie sous emprise dans une société qui déshumanise les siens

❝J'étais tout à la fois tout le monde et plus personne.❞

et les incite à une nouvelle forme de délation, insoucieuse de conséquences parfois effroyables — nous renvoie de plein fouet à notre quotidien dans une société d'une violence inouïe, parce qu'elle oublie/renie un peu plus chaque jour les valeurs cardinales.

Cette lecture m'a remis en tête la question qui tourne jusqu'à l'obsession dans Thésée sa vie nouvelle de Camille de Toledo (Éditions Verdier, 2020)

❝qui commet le meurtre d'un homme qui se tue ?❞

Ne cherchez pas de lien entre les deux livres, il n'y en a pas, mais comment ne pas avoir à l'esprit cette question lancinante ? Parce que c'est bien là le coeur des interrogations multiples qui, dans la seconde partie, rongent le narrateur impuissant à expier sa faute. Mais est-ce bien de sa responsabilité qu'il s'agit, après tout ? Doit-il avoir des scrupules/remords/regrets quand il s'est conformé à ce qui était attendu de lui dans le cadre d'un travail légal ? À quoi cela se joue ? Les choses auraient-elles pu se passer autrement ? En proie à un désordre de questions qui le submerge jusqu'à l'asphyxie, quelle solution s'offre à lui ? L'armure était-elle suffisamment épaisse pour assumer les conséquences de ce qui avait commencé comme un jeu auquel il s'est pris : se glisser dans un nouveau personnage à chaque mission ?

Roman d'une époque 3.0, le premier roman de Mathieu Lauverjat est un roman noir, vide d'espoir qui interroge la place de l'homme pris dans les tentacules d'une société en pleine transformation. Sur le papier cela s'annonce captivant, mais le résultat dans sa forme est fastidieux. Il m'a manqué la subtilité du propos — juste, au demeurant — pour adhérer pleinement à Client mystère dont le sujet est torpillé par une forme indigente.
Ce livre ennuyeux sur un thème qui ne l'est assurément pas me laisse perplexe et un peu déçue.

Sélection 2024 des #68premieresfois

Lien : https://www.calliope-petrich..
Commenter  J’apprécie          20



Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}