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Critique de VincentGloeckler


« Qui est cet individu qui débarque du bateau pour "venir à la rencontre" des habitant.es de ce village ? Quel bagage porte-t-il en lui ? Quel bagage croit-il porter ? de quelle couleur ses goûts, ses origines, ses souvenirs et ses conditionnements teinteront-ils les lunettes à travers lesquelles il regardera la réalité de ce village ? Que sait-il de lui-même qui l'aidera à négocier son chemin jusqu'aux autres, à nouer une forme de relation avec elleux ? Qu'ignore-t-il de ses désirs, de ses aversions, mais qui orientera à son insu ses recherches?
Mais aussi : comment sera-t-il regardé par ce monde qu'il vient observer ? Quels facteurs historiques, politiques, économiques et culturels surdéterminent déjà cette rencontre avant même qu'il n'ait posé le pied sur la rive ? Quel pouvoir détiennent vraiment celleux qui y participent, d'un côté comme de l'autre de la ligne de contact, d'influer sur son cours, de défaire les a priori que "l'Autre" entretient à son sujet, et de "comprendre" le regard que cellui-ci porte sur le monde et sur soi ? Dans quelle mesure ces protagonistes arriveront-iels à se "mettre à la place de « l'autre » alors que tant de choses les séparent ? » (pp.259-260)
Quand le récit d'un reportage, souvent poignant, se mue en analyse critique par le journaliste de sa propre pratique, le texte change de titre, « Dompter les eaux » devient « Troubler les eaux », et il y a là tout un symbole, le résumé du long cheminement de pensée accompli par Frederick Lavoie, une réflexion qui l'amène à sortir des sentiers battus pour mettre en cause toutes ses certitudes professionnelles et finir par proposer une autre éthique du métier. Journaliste canadien, résidant très souvent à Bombay, auteur déjà remarqué de plusieurs livres reprenant ses enquêtes à travers le monde et ses terrains de détresse ou de guerre, Frédérick Lavoie est parti en 2017 au Bengladesh pour y rencontrer des habitants confrontés quotidiennement à l'eau, l'eau dans tous ses états : l'eau à boire, aliment de leur survie, et donc l'eau souvent à purifier, contre de multiples et désastreuses pollutions ; l'eau des moussons et des tsunamis qui noient les hommes ; l'eau des fleuves qui débordent et rendent les sols fragiles et les paysages instables… l'eau, les eaux et leur pluriel qui semble décupler leur menace, les eaux encore et toujours, et ce souci permanent d'avoir à lutter contre leur déperdition ou leur abondance, d'avoir sans cesse à les purifier, les canaliser, les dompter. Accompagné par son amie photographe et un journaliste local qui lui sert de fixeur et d'interprète, Frédérick Lavoie découvre des hommes, des femmes et des enfants, parfois coincés comme sur une île déserte sur un morceau de digue entouré par les eaux, des pêcheurs ou des ouvriers dont les conditions de travail ou de vie sont de plus en plus minées par le changement climatique et les évolutions ur place d'une économie où ils ne trouvent plus leur place. Toute une « misère du monde » asiatique et aquatique, qui fait se demander à chaque page du récit « est-ce ainsi que les hommes vivent ?»… Et puis, au fil de l'enquête, des paroles et des regards échangés, naît le trouble, cette interrogation qui devient centrale dans le texte, ce questionnement des positions respectives du journaliste et de ses interlocuteurs – comment débarrasser la relation des rapports de domination ? -, du sens même de l'investigation sur le terrain – comment oublier la tendance à venir simplement confirmer ce qu'on entend déjà trouver au préalable, pour ouvrir sa curiosité à l'inattendu ? -, de la trop fréquente indifférence aux puissances de l'environnement, aux vivants non-humains – comment briser la barrière résistante qui sépare nature et culture pour mieux saisir le « tout » d'une situation, la richesse du monde ?. Décidant d'abandonner ses réflexes professionnels habituels, proposant une autre approche, travaillée par le doute, et une nouvelle éthique, plus humble, du métier, Frédérick Lavoie n'oublie pas l'importance de cette injonction qu'il faisait sienne, dans « Allers simples » (La Peuplade, 2012) : « Il y a tant d'histoires muettes à faire parler »… Une exigence qu'il remplit ici avec toute la puissance de son talent, dont la plus belle illustration est peut-être l'anecdote, émouvante à faire pleurer le lecteur lui-même, de cette femme bengalie, rencontrée sur la langue de terre où elle survit depuis des années, et qui, après avoir offert repas et conversation à ses hôtes inconnus d'elle deux heures plus tôt, fond en larmes en découvrant qu'ils la quittent, quand elle pensait qu'ils demeureraient bien plus longtemps à partager son isolement… Un vrai grand bouquin, pour le coeur et l'esprit, en eaux troubles mais fécondes, un essai revigorant, à découvrir sans plus tarder !
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