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Critique de jongorenard


Si vous éprouvez le désir ou ressentez la nécessité d'écrire un roman familial, "Toutes les familles heureuses" est un bon modèle à suivre, malgré quelques lourdeurs que je détaillerai plus loin.
Tout d'abord, avant de l'écrire que vous ayez ou non des comptes à régler avec votre entourage, la décence recommande d'attendre que toutes les personnes que vous risquez d'offenser en disant votre vérité à leur sujet ne puissent vous lire. Concernant Hervé le Tellier, il a attendu la mort ou la démence de ses parents pour écrire son roman. Il l'a fait donc avec la distance émotionnelle que lui confère son âge, mais également avec une tendre honnêteté et un humour pince-sans-rire.
Un autre élément de réussite consiste à éviter une chronologie rigoureuse. C'est ennuyeux et vous perdrez vos lecteurs. de ce point de vue, le Tellier est tout sauf ennuyeux. Son roman commence par exemple lorsqu'il a 12 ans et qu'il réalise qu'il est un monstre parce qu'il envisage la disparition de ses parents sans angoisse ni tristesse. C'est une bonne accroche, mais personnellement, j'ai trouvé que cette confession plutôt polie avait un goût de repentir qui excusait presque les folies à venir de sa mère. D'autant plus qu'Hervé le Tellier aurait très bien pu commencer son roman de façon plus mordante par un chapitre qu'il a placé en fin de livre, celui sur le vieux couple. Dans celui-ci, lors d'un déjeuner dans un restaurant, il est choqué par une phrase de sa mère qui lance « Quel vieux con » à propos d'un vieil homme qui aime sa femme et lui caresse la joue. En se rendant compte que sa mère a un grave problème avec l'amour, cette scène aurait pu commencer le récit de façon incisive en présentant le personnage de sa mère sans ambages.
Une autre condition pour réussir son roman familial est d'expliquer la dynamique des relations familiales et l'auteur le fait très bien. Dans le chapitre « Ma soeur la pute », le lecteur assiste médusé à la haine injuste que porte la mère de l'auteur à sa soeur. C'est sidérant de folie. Tout comme le Tellier réussit à brosser les personnalités de ses proches. Prenez le chapitre « La vérité nue » dans lequel l'auteur décrit la relation impossible entre sa mère et la vérité. « Ce n'était pas qu'elle aimât particulièrement mentir, mais accepter la vérité exigeait trop d'elle. Elle accumulait ainsi les mensonges, et elle les imposait à tous. » Prenez également le chapitre consacré à Guy, le beau-père de l'auteur. « Ma mère avait sur lui une autorité absolue. Il craignait visiblement ses accès de fureur aussi terrifiants qu'imprévisibles, et il avait abdiqué toute forme de résistance. Elle prenait toutes les décisions, et son emprise sur lui était telle que c'était elle qui rédigeait les lettres qu'il envoyait à sa propre famille. Il n'avait plus qu'à recopier les brouillons. À la fin du courrier, ma mère ajoutait même "Guy", afin qu'il n'oubliât pas de signer. » le portrait est à charge, tout du moins au début, on sent que le Tellier le trouve insignifiant, maniaque, falot, bête pour tout dire et sans goût pour la vie. Et puis un basculement s'opère en cours de récit pour essayer de voir comment ce beau-père peut avoir à un moment donné été meurtri par la vie, écrasé par sa femme, transformé en quelque chose qu'il aurait pu ne pas être. On finit par découvrir un être plus romanesque, plus attachant qui possédait secrètement (le petit cachotier) un compte bancaire en Suisse sur lequel il prélevait régulièrement d'importantes sommes en liquide sans que sa famille sache ce qu'il en fît.
Évidemment, pour un roman familial vraiment vivant, un atout incontestable (pour l'écrivain) ou un handicap certain (pour l'homme) est d'avoir dans sa famille un personnage haut en couleur comme celui de la mère de le Tellier. Mais l'auteur ne néglige pas pour autant les autres membres de sa famille. La succession de portraits au début du récit représente pour moi le point faible du livre, sa lourdeur. Ils rendent la lecture rébarbative, laborieuse et fastidieuse. Malgré cela, le récit donne l'occasion au lecteur de réfléchir à sa propre expérience familiale, de se demander comment il a grandi, comment il s'est construit dans son milieu familial. Hervé le Tellier est fils unique et cette situation de solitude l'a sans doute amené à se construire des univers grâce à ses lectures, à s'imaginer des frères ou des soeurs, à investir l'écriture pour se créer des liens certes artificiels, mais symboliques tout de même. Tout comme le peu d'intérêt que manifestent ses parents pour son épanouissement l'a profondément blessé, il l'a peut-être également amené à se libérer de leurs influences néfastes, à se dégager de la question du faire plaisir, il l'a forcé à se construire par opposition, à ne se prouver des choses qu'à lui-même, à ne créer que pour lui-même et pas seulement pour les autres. Son enfance dans cette « drôle de famille » l'a finalement peut-être conduit sur la voie de l'écriture.
Hervé le Tellier raconte ainsi son enfance et sa famille avec beaucoup d'humour et de dérision, mais il sait également émouvoir lorsqu'il tente de faire la paix avec sa mère dans une lettre magnifique ou lorsqu'il évoque le suicide de sa fiancée. « Piette était enceinte de quatre mois quand elle se jeta sous un train. » Dans un court paragraphe, il raconte avec pudeur et élégance cet événement tragique, se moque de lui-même pour mieux dissimuler ses larmes, lui qui n'est pas allé chercher sa fiancée avant qu'elle ne commette l'irréparable.
Plus généralement, cette lecture m'a conforté dans l'idée que toutes les histoires familiales sont des histoires romanesques et qu'une biographie devient une fiction personnelle et universelle. Car tout le monde a une famille, personne ne l'a choisie. L'enjeu est de s'en séparer pour en faire de la littérature à la dimension certes individuelle, mais à la portée universelle.
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