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Critique de Lutvic


Les expériences réussies se ressemblent toutes ; les expériences ratées sont ratées chacune à sa façon. le récit de ces dernières compose l'âme et le commerce de la littérature qui grouille, depuis toujours, de personnages malheureux, passionnés, sacrifiés, suicidés.
Dans cette grande famille se tiennent discrètement, dans un coin, les livres – pas trop nombreux, ni trop épais – qui parlent de la difficulté, voire de l'impossibilité de restituer avec justesse le malheur d'autrui. Qui ne cessent de buter sur la légitimité et la responsabilité incombant à celui qui s'érige en « vindex », un « tiers qui, prenant la place de la victime, réclame justice » (p. 42) et admet, pour des raisons souvent obscures, de se laisser traverser, voire empoisonner par l'héritage familial et la généalogie culturelle afin de les rendre dicibles.

Or, s'approprier l'histoire d'autrui revient à la vivre un peu à ses dépens. Les mêmes émotions surgissent dans le témoin et dans le spectateur : « On regarde un visage, on est le visage, on est les gestes, les gestes de la supplique, l'élan de la fuite, le geste du meurtre, on refait intérieurement tous les gestes, jusqu'aux plus insignifiants ; quoiqu'on pense, on refait les gestes, et jusqu'aux plus désastreux. C'est ce que disent les scientifiques, le cerveau de celui qui regarde refait intérieurement tous les gestes de celui qui est là, en face de lui » (p. 11).

Nourri de telles pudeurs, interrogations et indécisions, le livre de Nathalie Léger, « La robe blanche », restitue deux histoires se reflétant l'une dans l'autre et apparentées de par une image commune : celle des noces funèbres – ou d'un idéal strangulé.

Le noyau de la première histoire est la performance de l'artiste italienne Pippa Bacca (9 décembre 1974 – 31 mars 2008), qui part de Milan vêtue en robe de mariée faire de l'auto-stop à travers des pays défigurés par la guerre pour prouver et dire au monde qu'il est, malgré tout, digne de confiance, accueillant, beau et bon. Elle finira sa vie à l'âge (christique) de 33 ans, violée, étranglée, jetée dans un trou en Turquie, trois semaines après son départ. La deuxième est l'histoire de la mère de la narratrice, l'histoire d'une violence domestique ordinaire consommée dans le silence et la résignation. Les histoires de deux femmes assassinées chacune à sa façon, s'imbriquant subtilement et dialoguant à travers des nombreuses mises en abîmes. Un idéal de blancheur spectaculaire, bénéficiant de la lumière des médias post mortem dans un cas ; un idéal de bonheur jamais entrevu, jamais formulé dans le second.

La narratrice enregistre tel un capteur sismique les petits sursauts que les deux sujets génèrent dans son entourage affectif et dans sa subjectivité. Dans ses actes résonnent et s'imprègnent névrotiquement la logique du ratage, l'esquive et l'évitement ; les ressentiments et les occasions manquées la guettent (elle fera le déplacement à Milan, mais ne se sentira pas en mesure d'avoir un entretien avec la mère de Pippa Bacca). Jusqu'à ce qu'un troisième sujet (peut-être le seul, au fond ?), décanté à travers des réflexions sur l'art et la vie (l'art est la vie ?), vienne embrasser et pacifier le tout : quel écho pourraient trouver (encore) dans notre monde la soif d'innocence, l'immaculé idéalisme ? Et avec quels mots le dire ? Pourrait-elle, la robe de Pippa Bacca, racheter quelque chose de la souillure du monde ? Et dire l'injustice d'un tiers, ne serait-ce que partiellement et maladroitement, ne pèserait pas plus que le silence ?

Car « un grand geste peut être un geste raté, l'histoire le démontre aisément, à moins qu'elle ne retienne que les gestes réussis, les fixant en capitales quand on pourrait plutôt poser par hypothèse que le sens des choses et des êtres, je veux dire des vivants, oui, des vivants, ne puisse s'écrire qu'en minuscule et peut-être même en raturé. Qui oserait dire que l'impuissance individuelle annule l'idée générale ? » (p. 61).

C'est un livre aussi délicat que dense et élégant.
Néanmoins, il m'a procuré une sensation d'étouffement faisant sans doute écho à tout ce que Nathalie Léger semble avoir réprimé dans son écriture. Comme si, figée dans ses interminables précautions d'ordre moral, inlassablement préoccupée à dire le mal de dire et la peur de mal dire, elle arrivait à précariser son discours et à dévitaliser son sujet.

A peine trois jours après sa lecture, « La robe blanche » me paraît comme un étrange cabinet de curiosités : une broderie fine, très élaborée, un peu jaunie, couvrant des « vieilles injustices, candides rachats, sujets ratés » (p. 91).
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