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Critique de Erik35


HIC ET NUNC ?

Nous sommes en 1935 et nous sommes dores et déjà dans la période de l'Amérique triomphante. Tandis que les vieilles démocraties européennes se font tailler des croupières par les jeunes dictatures italiennes, allemande et soviétiques, la démocratie représentative, outre-atlantique, semble absolument invincible. Mais il se trouve, déjà, quelques esprits chagrins, là-bas, pour vouloir remettre en cause ces lendemains qui chantent de la classe moyenne étasunienne, fière de son capitalisme, de ses réussites industrielles, de sa vision conquérante d'un avenir "tout confort", de sa foi en ses Institutions et en Dieu (de préférence non catholique).

L'une de ces personnes-là est l'écrivain américain, premier prix Nobel attribué à son pays, connu pour sa description très profonde et souvent emprunte d'ironie de cette fameuse classe moyenne -blanche, anglo-saxonne et protestante - tellement rétrospectivement cocasse dans sa présomption et ses oeillères, son conformisme, quant à elle-même, quant au monde qui l'entoure. C'est sur cette thématique générale que l'auteur du présent ouvrage, Sinclair Lewis, se rendit célèbre avec son roman Babbitt.

Cependant, entre ce texte antérieur, publié en 1922, et cet Impossible ici, le monde a beaucoup changé et ce grand espoir de paix universelle, de démocratie pour tous et de "Der des Der" qui devait à coup sûr émerger de la fin de la Ière Guerre Mondiale et de la création de la Société des Nations (SDN) ne semble désormais plus qu'un doux rêve utopique.

Ainsi, prenant acte de ces espoirs déçus, de la grande pauvreté d'une partie non-négligeable de la population suite à la fameuse crise de 1929, du durcissement des relations internationales et de l'inexorable montée des extrémismes - fascistes ou communistes - , de la crise de la représentativité (déjà...), Lewis imagine l'impensable : la mise en place d'une véritable dictature, de type fasciste, au sein même du "pays des libertés", et par le biais même de ces institutions dont les américains sont si fiers.

Ainsi, sous couvert de vouloir remettre en avant les "vraies valeurs traditionnelles" du pays, de donner enfin du travail à tous -à commencer par les grands oubliés de l'histoire -, tout en désignant, inévitablement, les ennemis et autres boucs émissaires inaltérables mais efficaces - les juifs, les gros capitalistes et banquiers, les démocrates mous, le travail et le vote des femmes, les communistes, dans une mesure moindre, les "nègres", etc -, de promettre 5 000$ à tous, Berzelius "Buzz" Windrip, véritable parangon de ce qui se fait de plus démagogique, réactionnaire et bassement populiste en matière de politique prend le pouvoir de manière parfaitement légale et sans autre pression que celle, dans un premier temps relativement bienveillante, de ses "MM" (pour "Minute Men", référence éhontée aux fermiers américains ayant pris les armes "dans la minute" contre la couronne britannique durant la Guerre d'Indépendance), véritable milice para-militaire, constituée de laissés-pour-compte, gros bras en mal de violence, repris de justice, chômeurs sans avenir, etc.

Très vite, et malgré des promesses n'engageant, comme bien souvent, que ceux qui les ont écoutées, le nouveau Président, avec l'aide de quelques uns de ses proches, vont instaurer un véritable autocratique, violent, arbitraire (il n'est pas fortuit de noter que Lewis imagine que le despote use et abuse d'une apparence de légalité pour se faire, par exemple, voter les pleins pouvoirs. On songe évidemment à la prise du pouvoir par Hitler. Mais, dans la méthode, on n'est pas bien loin non plus de ce qui se passera en France seulement cinq années plus tard...). L'ensemble se déroulant sous les yeux d'une population très largement apathique, voire enthousiaste, et se fichant assez copieusement des ennuis du voisin, tant que l'ordre règne et que les affaires continuent...

Assez rapidement, tous les opposants finissent dans des camps de concentration, anciennes écoles pour filles, institutions diverses et devenues inutiles, ou bâtiments rapidement construits à cette fin. La presse est muselée, les anciennes autorités politiques, judiciaires, policières, intellectuelles sont mises au ban, envoyées au travail forcé, prolétarisées et remplacées de facto par les petites mains du nouveau régime, parfois à rebours de toute logique et de toute efficacité.

Un homme va être le témoin privilégié de cette montée en puissance de cette dictature américaine "impossible". Son nom est Doremus Jessup, c'est un homme de bonne et vieille souche américaine, fils et petit fils de pasteur, directeur du journal The Informer, créé par son père, et l'un des principaux quotidiens de la petite ville de Fort-Beulah. Doremus se proclame assez ouvertement "libéral", et, de ce fait, se méfie comme de la peste de tous les extrémismes, n'est encarté chez aucun parti et vote selon sa conscience, non d'après les engouements du moment. Aussi, c'est d'abord en témoin dépité et rageur - mais pour le moins inactif, à l'exception d'un ou deux éditoriaux en première page de sa propre gazette - qu'il va observer l'ascension de Windrip et de ses affidés - constatons, au passage, que le futur dictateur a repris les rênes du parti démocrate, à l'électorat sans doute plus populaire et rural en cette époque. Il est d'ailleurs d'abord assez froidement accueilli à New-York, par exemple -. Mais, peu à peu, et en grande partie sans que cela procède toujours de ses choix propres, en bon "héros malgré lui", Doremus va peu à peu se diriger vers une résistance au pouvoir honni plus active, avec tout ce que cela engage de risques, pour lui, sa famille et ses proches. Il va connaître la torture, les humiliations, l'enfermement carcéral, les camps de concentrations mais ne se départira jamais tout à fait de son humanisme ni de son pacifisme viscéral, quelles que soient les violences vues ou vécues. Ainsi refusera-t-il définitivement de rejoindre toute résistance révolutionnaire et armée, telle que les rares opposants communistes la proposent. A posteriori, et si l'on reprend le cours de l'histoire du XXème siècle, il nous est difficile de croire à la possible victoire d'une résistance strictement pacifique, aussi triste cela puisse être. Mais Lewis était un pacifiste idéaliste.

Hélas, triple hélas, Sinclair Lewis manque, et de beaucoup, son but.
Certes, on comprend bien son analyse de la montée en puissance du parti fascisant de ce pseudo démocrate au sein même d'une démocratie s'imaginant pourtant au-delà de ce type d'accident malheureux.
Certes, Lewis fait bien le procès de tous les faux semblants, conformismes, bêtises, petites et grandes lâchetés des américains de son temps, lesquelles peuvent faciliter ce genre de prise de pouvoir.
Certes, on mesure parfaitement la mise en garde que représente ce morceau de littérature.

Mais que tout cela manque de force, d'originalité, de percussion ! Et si l'on s'amuse, ici et là, de l'humour raffiné et gentiment irrespectueux de l'auteur, c'est pour mieux s'ennuyer raisonnablement - toujours avec élégance - de l'essentiel de ces presque quatre cents pages. Par ailleurs, si l'on comprend bien que l'auteur s'inquiétait de voir ce que l'Europe connaissait - et principalement l'Allemagne, d'où sa jeune épouse, reportrice, avait été la première journaliste étrangère expulsée du pays, pour avoir osé de bien indélicates questions au Fürher -, la montée de la dictature aux USA est une telle copie de la prise de pouvoir en Allemagne par les nazis, que cela peut passer pour un manque flagrant d'inventivité, tandis que, par bien des aspects, on peut imaginer que les différences notables entre les deux pays auraient pu donner lieu à une créativité autre de l'auteur. On est vraiment très éloigné des grandes dystopies déjà ou bientôt écrites à cette époque, que l'on songe à cet étonnant La Kallocaïne de la suédoise Karin Boye, au terrible Nous autres d'Ievgueni Zamiatine (récemment retraduit chez Actes Sud) et autres romans qu'on ne cite même plus de Huxley ou d'Orwell.

Dans le même temps, et bien que l'auteur ait pris acte des évolutions dans la monstruosité de ces fascistes maisons, cette prise du pouvoir semble presque plus sortie d'un XIXème siècle finissant et découvrant l'industrialisation des moyens de productions (y compris celle de la mort) que de l'effervescence scientifique et techniciste de ces années précédents la Seconde Guerre Mondiale.

Même dans la mise en place d'une propagande féroce, Sainclair se soucie plus de la bonne vieille presse écrite - de la radio, un peu, mais presque essentiellement lorsqu'il ne s'agit que des discours du futur maître ainsi que la voix d'un prédicateur fameux, ralliant le futur président, et bientôt éliminé pour cause de trop grande popularité -.
Quid de la puissance populaire de l'industrie cinématographique, outils de propagande adoré des "vrais" nazis du IIIème Reich et, au même moment, véritable fer de lance de la culture populaire américaine de ces années trente, que l'auteur n'évoque pas un instant. Quid de la minorité noire américaine dont Sinclair Lewis écarte le sujet en deux temps, trois mouvements, la laissant dans une brume contextuelle terrible et minimisant - c'est le moins qu'on puisse dire - son importance ? Quid de cette spécificité américaine des lendemains de la terrible crise de 29 - dont on sait par ailleurs les répercussions en Europe, mais sans commune mesure avec la virulence des années noires étasuniennes - et des remous sociaux et économiques cataclysmique qu'elle engendra outre-Atlantique ? Sinclair ne nous dit pour ainsi dire rien de toutes ces questions, et c'est plus que fâcheux, parce qu'ainsi, c'est tout une part non négligeable de sa démonstration qui tombe à plat. Ou, pour être plus exact, qui semble tourner à vide.

S'il est vrai que le texte demeure toutefois intéressant - il se lit par ailleurs sans difficulté majeure, dans un style facile et agréable, malgré quelques coq à l'âne étrange (voir ci-après pour un début d'explication) -, s'il est tout aussi vrai que l'éditeur ne nous donne, malheureusement, que la "version" de 1937, taillée à la hache par Raymond Queneau (l'auteur du fameux Zazie dans le métro), l'édition originale étant d'environ un quart plus importante (les méthodes éditoriales en matière de traduction étaient parfois terribles, dans ces années là), même si son préfacier, M. Thierry Gillyboeuf fait assaut de toute son intelligence et de sa verve passionnée pour ranimer la valeur de ce texte quasi préventif, impossible ici de ne pas estimer que l'ensemble manque son objectif, rattrapé qu'il fut par L Histoire elle-même.

Demeure tout de même ceci - le profil intrigant à la très blonde chevelure plaquée de la couverture, choisie par les Editions de la Différence le laisse à imaginer - que ce texte peut encore être découvert à l'aune des récentes élections et que loin d'y trouver une parfaite répétition, il peut préfigurer les éventualités plus que funestes et inquiétante d'une certaine dérive de la Démocratie en Amérique, ainsi que partout ailleurs, au sein de nos propres démocraties sociales-démocrates assurément malades.
Un texte qu'il était bon de sortir des placards, sans doute, et qui eut certainement gagné à être intégralement complété et corrigé, mais qu'il faut prendre pour ce qu'il est : un roman mineur d'un auteur américain qui ne l'est pas moins, d'où, vous l'aurez compris, cette lecture en demi-teinte.

Il n'empêche : et si tout ceci finissait par arriver "Ici et Maintenant"...?
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