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Critique de HundredDreams


Comme beaucoup d'entre nous, nos nombreux partages sont l'occasion de dénicher de nouvelles envies de lecture, peut-être même de futurs coups de coeur, mais ils sont également source de frustrations, car on sait pertinemment que l'on ne viendra jamais à bout de nos bibliothèques surchargées dont les coutures sont continuellement prêtes à lâcher.

« le dernier rêve de la raison » faisait parti de ma bibliothèque sans que j'ai l'intention de le lire tout de suite, mon désir de le lire étant passé, remplacé par d'autres livres.
C'était avant que je sois invitée à participer à un jeu initié par Indimoon, consistant à créer une sorte de collier littéraire où le lecteur précédent choisirait un livre pour le babel-ami suivant. La perle qui m'a été choisie est ce roman du russe Dmitri Lipskerov, lauréat du Prix des Imaginales en 2019.
Je trouve l'idée de chaîne littéraire enthousiasmante, car elle permet de découvrir des livres auxquels on n'aurait pas forcément prêté attention ou eu envie de lire.

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" C'est un rêve, répondit l'homme-arbre.
Un rêve de la raison.
Le cerveau s'endort et il fait un dernier rêve... "

"Le dernier rêve de la raison" est un roman onirique, métaphorique, qui donne un curieux sentiment d'irréalité. Il m'a rappelé la magnifique bande originale du film Arizona Dream, "In The Death Car" de Iggy Pop. Voyez-vous ce mystérieux poisson nageant dans un ciel qui rosit ? Imaginez maintenant un silure nageant, non pas dans le ciel arizonien, mais dans l'hiver russe.

L'auteur construit un univers très original, estompant les limites entre réalité et imaginaire, rationalité et fantaisie, rêverie et surréalisme. Ce roman est donc très particulier, étrange, entre fantastique et conte philosophique, mais il se dégage du texte une indéniable poésie qui m'a complètement envoûtée.

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Ilyassov le Tatare est un vieux homme solitaire et taciturne qui vend du poisson dans un magasin. Peu apprécié de ses collègues de travail, sans famille, il se prend d'affection pour un silure découvert, un jour, parmi un arrivage de carpes. Il l'installe dans un aquarium sous son comptoir, en prend soin, le nourrissant, le caressant, jusqu'au jour où il le retrouve agonisant.
C'en est trop pour le vieil homme déjà traumatisé par un passé douloureux. Il décide alors de se suicider, en se noyant dans une carrière près de chez lui. Mais, en s'enfonçant lentement dans l'eau gelée, Ilya se transforme en silure.

« Il se sentait parfaitement bien. Son corps se détendit, il s'abîmait dans la contemplation du monde qui vibrionnait autour de lui, il vibrionnait lui-même, éprouvant de tous ses organes, de toutes ses cellules, un bonheur sans précédent, et pour toutes ces raisons, pour cet élan d'enthousiasme inouï, il fit résolument un dernier pas vers les profondeurs insondables, plongea et se transforma en poisson… »

Ce n'est bien sûr que le tout début de l'histoire, car il va arriver de nombreuses infortunes au vieil homme qui garde toute sa conscience humaine.

En parallèle, l'inspecteur Sinitchkine se voit confier l'enquête sur la disparition du vieux Tatare que policiers et voisins supposent mort, malgré l'absence de cadavre. Comme vous l'avez sans doute déjà deviné, le récit est peu conventionnel, déroutant même, car le capitaine de police va lui aussi subir d'étranges métamorphoses .

« Et Sinitchkine préféra s'endormir. Ainsi font les enfants quand se produit quelque chose de terrible et d'incompréhensible. Ils se cachent dans le rêve… »

L'auteur nous entraine dans un récit abracadabrant où les situations les plus cocasses se mélangent à des scènes d'une grande poésie ou d'une extrême violence.
Ce mélange entre réalité et fantastique, plein d'humour, de dérision, de poésie et de barbarie n'est pas gratuit. Car l'auteur prend le contre-pied de la fantaisie, de l'imaginaire pour dénoncer le régime politique russe et les dures réalités de la vie dans son pays : disparités sociales et de niveau de vie, pauvreté, pénuries de produits alimentaires, alcoolisme, violences conjugales, mortalité infantile, dépressions, suicides, disparitions, ...

« Tout aurait été si bien, si tout n'avait pas été aussi mauvais. »

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Avec en toile de fond la société russe et ses dérives, Dmitri Lipskerov aborde également de nombreux autres thèmes : les souvenirs et le temps qui passe, la solitude et l'indifférence, les désirs et les désillusions, les discriminations et l'intolérance, l'amour et le deuil, les croyances et l'au-delà.

« S'il n'y avait pas la mort, on pourrait souffrir indéfiniment… »

Mais, s'il y a beaucoup de noirceur dans ce récit, il laisse aussi entrevoir des petits éclats de lumière dans cet hiver maculé de glace. Peut-être est-ce un rêve, ou un cauchemar qui prend la forme de la belle Aïza dont le destin, bien cruel, semble vouloir s'acharner ?

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J'ai trouvé l'écriture de Dmitri Lipskerov particulièrement belle, poétique, avec une vraie volonté de se démarquer.
Délicate et subtile, elle emporte le lecteur dans un monde surnaturel très immersif. La légèreté et la tendresse dissimulent cependant des sentiments plus sombres. Tout le talent de l'auteur lui permet de colorer habilement son texte de nombreuses nuances, entrelaçant la tristesse, la mélancolie, la douleur ou la cruauté.
La structure du récit s'équilibre ainsi merveilleusement, le ton de l'auteur toujours juste, à la fois acéré et doux, caustique et mélancolique, absurde et touchant.

J'ai une attirance pour les romans teintés de réalisme magique. "Le dernier rêve de la raison" ne fait pas exception. Unique et déroutant, d'une beauté singulière, d'une noirceur abyssale, il a été une magnifique découverte en ce qui me concerne.

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Pour conclure, Dmitri Lipskerov signe un roman original, très agréable à lire.
Le ton souvent décalé, empli d'un humour cynique et noir s'amuse de scènes surréalistes où l'homme se métamorphose, et pas seulement en poisson. Mais l'absurdité tragique des situations, la beauté du texte, sa poésie et sa douceur, prennent aussi un sens plus profond par ses différents niveaux de compréhension.

Ce beau roman atypique ne plaira sans aucun doute pas à tous les lecteurs, mais il ne vous laissera en aucun cas indifférent.
Si vous avez envie d'un roman surprenant, intelligent, subtil, n'hésitez pas, ce roman sera peut-être une très belle surprise.

"On croit que je compte les poissons. Non. Je scrute leur âme, je lis leurs rêves, et ils envahissent les miens. Les gens pensent que c'est con un poisson. C'est faux. Ils savent se taire. C'est les gens qui sont cons. le poisson qui sait tout n'a pas besoin de penser."
Arizona dream

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Merci Bernard pour ce choix judicieux. C'est pour moi un beau coup de coeur. Je vais maintenant passer la main à un autre lecteur en espérant avoir la main aussi heureuse.
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