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Critique de DoubleMarge


"Dans ce court roman qui est le dernier écrit par Clarice Lispector, le narrateur est un écrivain dont le moins qu'on puisse dire est qu'il a un rapport conflictuel avec l'écriture, sa malédiction : « Je médite sur le néant. Ce qui me gâche la vie, c'est d'écrire. » On ne sait trop à quel chantier il s'attaque le jour où il décide de raconter la vie d'une jeune Nordestine croisée un jour dans la rue : « Comment puis-je savoir tout ce qui va suivre en l'ignorant encore, faute de l'avoir vécu ? Il se trouve que dans une rue de Rio j'ai entrevu, l'espace d'un instant, une jeune Nordestine à l'air perdu.» (...)
On suit ainsi, à travers le chaos des grimaces, des exclamations et des caprices du narrateur, la fluide et mystérieuse existence fictive de la jeune fille un jour croisée. Ce récit est plein d'éclairages dissonnants, de ruptures de rythme, d'introspections complaisantes et de brèves descriptions qui sont chacune comme des portes ouvertes sur des récits latents : « Dois-je dire qu'elle adorait les soldats ? C'est pourtant vrai. Quand elle en voyait un, elle tressaillait de plaisir, en se disant : et s'il allait me tuer ? » On est éblouie par l'intelligence, la virtuosité narrative qui évoque les improvisations déroutantes mais toujours parfaitement équilibrées du free jazz, une fantaisie qui parfois frôle la démence, une patiente exploration du travail d'écrivain dans cette oeuvre dont l'une des ligne narratives consiste à décrire l'élaboration tâtonnante et déterminée : « Je ne suis pas un intellectuel, j'écris avec mon corps. Ce que j'écris est brume humide. Et les mots, des sons transfusés d'ombres qui s'entrecroisent inégaux – stalactites, dentelle, musique d'orgue transfigurée. C'est à peine si j'ose appeler mots cet entrelacs vibrant et riche, morbide et obscur s'opposant à la sourde basse de la douleur. Allegro con brio. du charbon je tenterai d'extraire de l'or. J'ai parfaitement conscience de remettre à plus tard cette histoire, et de jouer au ballon, sans ballon. Tout fait est-il un acte ? Je jure que ce livre est écrit sans mots. C'est une photographie muette. Ce livre est silence. Ce livre est questionnement. »
Ce roman est un poudingue d'une forme déconcertante renfermant joyaux et quartz dans son mortier. Il se lit avec une grande facilité, et pourtant on n'a jamais fini de le lire, car chaque nouvelle lecture en déplie des significations enjambées à la lecture précédente. C'est l'étrange et exaltant chef-d'oeuvre d'un art qu'il inaugure et que Lispector a emporté avec elle."

Lonnie (Extrait) dans Double Marge
Lien : https://doublemarge.com/coff..
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