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Critique de HordeDuContrevent


Ni coutumière des nouvelles, encore moins de la science-fiction, qu'est-ce qui m'a pris de lire Jardins de poussières de Ken Liu, recueil de vingt-cinq nouvelles de SF ? Sans aucun doute la magie de Babelio, celle d'ouvrir notre horizon de lecture et de nous inciter à sortir de notre zone de confort. En l'occurrence, la critique passionnante du premier recueil de Ken Liu « La ménagerie de papier » par Sandrine (@Hundreddreams). Séduite et intriguée, j'ai donc voulu aborder son deuxième recueil de nouvelles.

J'imagine la science-fiction comme une grande demeure aux multiples pièces : l'uchronie, la fantasy, le Hard SF, la SF plus habituelle traitant de l'impact du progrès technologique en accélération constante, la SF du cosmos et de l'espace infini, la transition apocalyptique de notre espèce vers une existence post-humaine…et Ken Liu semble avoir ouvert toutes les pièces, en grand, dans ce recueil. Tous les genres sont convoqués, nous passons de l'un à l'autre au fil des nouvelles, subtilement agencées. Personnellement cela m'a permis d'avoir un vaste panorama et de sentir ce que j'aime et ce que j'aime moins. J'ai envie de creuser certains genres désormais. le fil conducteur de ces nouvelles est l'écriture de l'auteur, fluide et riche, tout en finesse, ses nombreux questionnements philosophiques présents dans chaque nouvelle, et certains thèmes récurrents qui parlent, en filigrane, de l'auteur : la double culture sino-américaine, les liens familiaux, notamment les relations parents-enfants, la filiation, les souvenirs, la quête d'identité.

Ken Liu est né en Chine, fut diplômé en droit à Harvard aux Etats-Unis où il émigre à l'âge de onze ans. Attaché à ses racines, on retrouve dans de nombreuses nouvelles ce mélange de culture chinoise et de culture américaine (notamment dans Une brève histoire du tunnel Transpacifique : le Japon, craignant son voisin soviétique, et les Etats-Unis, dont la situation économique se dégrade, se mettent d'accord pour construire un tunnel favorisant les échanges entre l'Asie et l'Amérique. Cette nouvelle dégage une atmosphère de mélancolie tout à fait particulière, car un ancien ouvrier du méga-tunnel, travail sous terre titanesque, se souvient de l'Histoire, la véritable histoire que l'on cache. Il refuse d'oublier et veut apporter ce souvenir particulier aux autres, notamment à Betty. le récit en devient poignant). Ce mélange de culture est présent tout au long du recueil : « On dit que la Chine est cultivée, mais pas civilisée, et qu'en Amérique, c'est l'inverse. Aux États-Unis, la politesse est toute de surface. le respect n'existe pas. Nul ne vous honore. Quand j'entre dans un bureau, je vois les traits s'affaisser, les regards se durcir. On déteste les Chinois. ».

Je ne vais pas présenter toutes les nouvelles mais seulement quelques-unes, celles que j'ai le plus aimées ou qui m'ont le plus marquée :

- « Ailleurs, très loin, de vastes troupeaux de rennes » (Renée Tae-O, une humaine post-Singularité habitant un monde virtuel part à la rencontre de l'univers réel avec sa mère, une Ancienne de chair et de sang qui souhaite lui faire partager son mode de vie et sa vision avant de quitter la planète), et son écho plus loin dans le recueil « Souvenirs de ma mère » [Amy se rappelle les sacrifices consentis par sa mère malade pour la voir grandir en utilisant la théorie de la relativité] et enfin « 48 heures dans la mer du Massachusetts » : une ancienne chef d'entreprise qui vit sur la mer nous fait visiter la ville de Boston engloutie par les eaux. J'ai été émerveillée par la poésie qui se dégage de ces textes liés (mais non présentés ensemble dans le recueil), notamment la poésie du dernier texte : « le soleil levant révéla peu à peu un fond sableux ponctué de ruines massives. Ces monuments à la gloire des victoires oubliées depuis longtemps de l'Empire américain s'élançaient vers la surface, évocateurs des fusées d'antan  ; des tours en pierre et béton vitrifié abritant autrefois des centaines de milliers de personnes se dressaient comme des montagnes sous-marines, leurs innombrables portes et fenêtres réduites à des grottes désertes et muettes d'où des bancs de poissons chamarrés s'élançaient tels des oiseaux tropicaux  ; entre les édifices, des forêts d'algues géantes oscillaient dans les vastes défilés qui étaient jadis des avenues et des boulevards grouillant de véhicules fumants, les hépatocytes apportant la vie à cette ville immense ».


- « Long courrier », uchronie qui montre ce que serait le monde si les dirigeables étaient restés le principal moyen de communication aérien. La description de cette technologie différente que celle que nous utilisons est également l'occasion pour l'auteur de donner sa vision du couple et du mariage : « Chaque mariage possède son moteur, son rythme, son carburant, son langage et son système de contrôle – un bourdonnement qui témoigne de son bon fonctionnement. Parfois, cependant, le bourdonnement est si bas qu'on le sent plus qu'on ne l'entend, si bien qu'il faut tendre l'oreille pour le percevoir ». Et pour éviter les disputes, la femme du couple a recours à une solution héritée de la culture chinoise : en réorganisant les casseroles accrochées et les assiettes empilées dans la cambuse, les photos dans la chambre, les habits, les souliers, les couvertures, elle améliore l'énergie qi, et lisse le feng shui. Influence de la culture chinoise là encore.

- « Animaux exotiques » : Les werks sont des animaux génétiquement modifiés (on mélange les gènes de deux animaux donnant de nouveaux animaux complètement inédits comme des chien-chèvre par exemple), des êtres artificiels. Quand on commence à faire des werks mélangeant les gènes d'animaux avec le génome humain, de façon illégale cela va de soi, cela permet d'assouvir des besoins malsains tant affectifs que sexuels. Un d'eux, mi grenouille-mi humain, cherche à découvrir le possesseur des souvenirs humains qui lui ont été implantés. C'est une nouvelle triste qui parle en substance du clonage, de ce que les hommes sont prêts à faire illégalement pour satisfaire leurs besoins primaires, de l'hypocrisie des politiques.


- « Empathie Byzantine » véritable nouvelle pédagogique sur la blockchain aux mains d'ONGs manipulatrices utilisant la réalité virtuelle pour mieux faire appel aux émotions et donc aux dons. de nombreuses questions sur les rapports entre émotion et rationalisation sont posées avec subtilité ainsi que, une fois de plus, la confrontation des visions chinoises et américains sur ces questions.

- « Vrai visage » est bien d'actualité. A l'heure où l'on désire de plus en plus neutraliser les discriminations raciales, de genre, lors du processus d'embauche, cette nouvelle montre que l'uniformisation peut être dangereuse et absurde, la race ou notre genre définissant autant notre parcours que notre moi intime. Est-il si judicieux de vouloir séparer les deux ?

La réflexion de Ken Liu n'est jamais donneuse de leçon, manichéenne ou simpliste : il ouvre les questions sans forcément apporter de réponse : dans « Messages du berceau... » par exemple, l'humanité du XXVIIème siècle semble avoir les moyens de refroidir la planète… Mais ce refroidissement est-il souhaitable ? Quelles conséquences va-t-il avoir pour les humains et les espèces qui se sont adaptés à une Terre plus chaude ?

Passer d'une pièce à l'autre sans arrêt, d'un genre à l'autre, m'a donné parfois le tournis. Sans doute n'aurais-je pas dû le lire d'une traite, comme je peux lire un roman mais savourer chaque nouvelle, m'arrêter pour la digérer, lire autre chose, pour ensuite commencer une autre nouvelle. Chaque nouvelle est d'une telle richesse que j'ai l'impression d'avoir fini le livre trop rassasiée, d'avoir mangé trop vite. Aucune nouvelle n'est mauvaise, toutes m'ont donné à réfléchir. Je sais à présent que je suis attirée par la SF post-apocalyptique, les nouvelles sur ce thème m'ont frustrée tant j'aurais aimé en lire plus.

Pour finir, je suis admirative de la traduction de ces nouvelles par Pierre-Paul Durastanti, il a su garder intactes la poésie et la finesse d'écriture de Ken Liu !
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