Il était intolérant au bonheur qui l'agressait comme une insulte à son propre malheur.
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Le plaisir arrive comme un grand choc électrique qu’elle n’attendait plus, après toutes ces années.
Elle est de ces personnes incapables de passer du temps avec elles-mêmes, toujours accrochées aux autres parce que leur seule présence évite un face-à-face avec des creux intérieurs impossibles à combler. Elle a besoin des hommes pour lui rappeler qu’elle est belle et aimable. Elle s’impose sa beauté sculptée au couteau parce qu’elle a infiniment besoin des hommes pour la remplir de ce qu’elle croit être l’amour, mais qui, pour eux, n’est en fait que du sexe sans importance. En tout cas, du sexe pas assez important pour être ou même devenir l’ombre d’un amour.
Quand elle danse, Anne voudrait tout oublier, la haine, l’amour, le pardon. Elle laisse son corps suivre la musique et ses pieds font le reste, puis ses hanches, puis ses bras. Ses yeux, aussi. Elle tourne, elle saute, rien n’a de poids. Ça lui permet de retomber sur ses jambes sans qu’elle ne se fracasse complètement sur le sol dur de la scène.
Assez d’argent pour les faire vivre bien. Ça compte quand même, quand on est enfant, bien vivre, manger à sa faim, s’habiller à son goût, posséder des jouets. Ça compte aussi pour la mère qui n’a ni travail ni argent et qui endure tout, pour assurer la sécurité matérielle de ses filles.
Le bonheur vient un peu avec l’habitude qu’on s’en fait.
Les gens n’aiment pas se creuser la tête et les sens. Ils aiment les chanteurs et les humoristes, pas les danseurs contemporains qui s’emparent de la scène comme on va à la guerre, le cœur au ventre et le corps en déroute calibrée.
On ne change pas le monde, surtout pas à quinze ans, quand tout est flou dans la tête et dans le cœur.
Anne n’a aimé aucun homme.
Très tôt, elle a compris qu’elle préférait les femmes, plus douces et plus langoureuses, délicates et tendres comme le poulet blanc qui fond dans la bouche.
Il y a toujours une bonne raison de crier après quelqu’un.