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Critique de Malaura


Notre compagnon de voyage est un jeune soldat du nom de Calusia. C'est lui que nous accompagnons pour une traversée de la péninsule, dans les débordements désordonnés qui suivent le renversement de Mussolini et le débarquement allié en 1943.
Comme nombre de ses camarades du corps des chasseurs alpins ou de l'infanterie, son caractère est simple, ses sentiments élémentaires ; un fils de paysan bergamasque honnête et bon que les aléas de la guerre ont contraint de quitter sa région rurale du Nord de l'Italie.
Au milieu d'un petit détachement de soldats aux ordres d'un seul lieutenant, veillant sur une position isolée de la Calabre, Calusia et ses camarades ont attendu le débarquement, leur dernière offensive, que tous savaient perdue d'avance mais qu'ils ont menée malgré tout, moins dans le but de défendre ce qui ne pouvait désormais plus l'être, que pour sauver leur dignité de soldats et d'italiens. Braves gars qui sont morts à l'aube, laissant Calusia seul rescapé de ce combat « presque onirique » entrepris dans « un flou allusif » comme « une bataille de tableaux anglais ou hollandais ».
Le lieutenant aussi est tombé, mais avant de mourir, il a fait promettre à son ordonnance de ramener sa dépouille à Naples, chez sa mère. Improvisant une caisse dans laquelle il dépose le défunt et qu'il attelle à Roméo, un âne errant trouvé auprès d'une ferme abandonnée, Calusia se met en route. Et c'est ainsi, à travers une Italie en pleine débandade, qu'il entreprend un long voyage afin accomplir la dernière volonté de son supérieur.
Périple émouvant, terriblement humain, jalonné de belles rencontres comme celle de Concetta, orpheline fugueuse de 17 ans que Calusia prend sous son aile, ou bien celle de Mariagiulia, jeune veuve fière et robuste qui lui fait chavirer le coeur, mais ponctué aussi de mauvais contacts à l'instar des trafiquants au marché noir prêts à toutes les bassesses pour s'engraisser, et aussi les voleurs, les vauriens, les mères-maquerelles qui profitent de la débâcle pour dévoyer les femmes seules… la lie de l'Italie, ses pires ennemis par temps de défaite.

Dans cette longue cohorte de réfugiés, de pauvres hères, de miséreux, Malaparte n'omet pas de parler des femmes et de l'immense exode féminin qui a marqué cette triste période. Femmes courageuses et déterminées, ayant perdu père, frère, mari, fuyant « la peur, la faim, les villages en ruine et les champs dévastés » et qui se retrouvent seules, démunies, jetées sur les routes avec pour seules armes de survie leur vaillance, leur fierté, leur honneur.

L'auteur des célèbres « Kaputt » et « La peau » saisit l'environnement comme l'oeil d'une caméra. Tantôt en plans larges, il embrasse un vaste panorama, donnant à voir les superbes paysages de l'Italie. Tantôt en plans serrés, il s'attarde sur les êtres et les choses, en portraits détaillés, révélant les nuances, les contrastes, les reliefs d'une humanité, celle d'un peuple en pleine débâcle. Il y laisse entrevoir les médiocrités, les petits intérêts, les réactions mesquines des uns, et les mouvements de solidarité ou de partage des autres, ces petites actions héroïques qui s'affirment à travers les minuscules attentions que l'on porte à son prochain, ces gestes fraternels et ordinaires, pourtant pleins de grandeur, qui sont la vraie marque de la dignité et du courage.

Et il est fascinant de constater avec quelle maestria les italiens, pourtant réputés si loquaces et volubiles lorsqu'ils s'expriment oralement, arrivent, à un degré d'expression tel et un sens si aigu de la sobriété et de l'économie de mots, à nous transmettre tout un éventail de ressentis visuels, olfactifs ou sensitifs.
On a l'impression que leurs mains, qui s'expriment généralement avec tant d'animation, se réduisent sur le papier à une pluie de mots fondamentaux jetés là, sur la page, sans qu'il soit besoin d'en rajouter tant leur choix se fait au plus juste de la pensée. Comme si les doigts, si mobiles, si lestes, happaient au vol les mots adéquats, aussi prompts qu'un oiseau de proie lorsqu'il saisit l'instant crucial de l'attaque et, en un mouvement brusque et précis, s'empare de son butin de chasse, ne lui laissant aucune chance de salut.
La plume de Malaparte est de cet ordre.
Alerte et preste, elle glisse, soudaine et immédiate, comme un souffle de vent frais. Au gré de mots simples et prégnants, elle roule, souveraine, de la Calabre à la Campanie, sur les chemins de cette Italie chaotique que la guerre a meurtrie, et toujours souple, vive, dégagée de toutes entraves dirait-on, elle défile, pleine de fluidité, avec l'allant d'une fable.
Une fable pleine d'humanité portée par le personnage innocent et magnifique de Calusio, qui révèle les sentiments contradictoires, entre amour et rejet, de Malaparte (1898 – 1957) pour son pays d'origine. La tendresse pour les petites gens, les miséreux, les êtres sans défense ; la révolte contre les puissants, les profiteurs, les exploiteurs et les voleurs.

Maintes fois remanié et demeuré inédit jusque dans les années 2000, ce « Compagnon de voyage » nous invite à le suivre jusqu'au bout du chemin... Alors, suivons-le…
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