ATTENTION CHEF D'OEUVRE ABSOLU
Ce livre fait partie de ceux qui justifient votre existence, qui vous font aimer la littérature pour l'éternité. Qui vous font vous dire qu'il y a là quelque chose qu'il n'y a nulle part ailleurs ; que l'auteur doit vraiment être en contact avec le divin.
C'est la seule solution. Ce n'est pas possible d'écrire ça sans parler à Dieu (voire au Diable). Ce livre, en plus d'être brillant, est inquiétant. Il est la preuve qu'il y a quelque chose de plus grand que nous, puisque son auteur a été en contact avec cette chose.
Ce livre fait peur. Sincèrement. Je me demande même si on peut véritablement parler de "roman". Mann a peut-être eu quelques contacts supraterrestres pour écrire ce livre.
Ce livre rapporte quelque chose. Et ce n'est pas sur le mode classique du roman, comme le font tous les autres romans. Il rapporte quelque chose en tant qu'acte.
Un roman n'est pas censé être un acte. Il ne relève pas de la vérité.
Ce livre est un acte. Il montre un contrat avec le Diable. Ce n'est pas l'histoire d'un contrat avec le Diable, c'est beaucoup trop vrai pour ça.
Et c'est cet acte qui est effrayant.
Si Faustus passe un contrat avec le Diable, cela veut dire qu'il existe ? S'il existe, cela veut dire que Dieu existe ? Si on l'apprend en lisant un "roman", cela veut dire que son auteur serait une sorte de pythie en contact avec la volonté divine ?
Ca, c'est la partie inquiétante (et, paradoxalement, très réjouissante, car le roman peut beaucoup).
La partie plus "classique" et attendue d'un roman, c'est la production de réflexions. Ce roman est une sommité sur la philosophie de l'art. On trouve des problèmes qu'on ne trouvera chez aucun philosophe qui a prétendu faire de la philosophie de l'art. En vrac et sans exhaustivité : quelle responsabilité l'artiste a-t-il face à son temps ? a-t-il une obligation de produire son oeuvre dont on sait qu'elle sera salutaire pour l'humanité, quitte à commettre le pire ? si oui, de quelle nature est cette obligation (morale, naturelle, divine) ? si non, si on dispense l'artiste de cette obligation, ne cause-t-on pas la perte de l'humanité ?
On a des variations modernes de ces réflexions lorsque l'on se demande s'il faut distinguer l'homme de l'oeuvre.
Tout le roman est porté par la personnalité et le charisme de Leverkhün.
Là où le lecteur lui pardonnera difficilement, c'est qu'il est coupable depuis le début. Sa psychologie est claire dès le début : il veut livrer son oeuvre, non pas pour l'humanité, mais pour sa gloire personnelle. Tout le roman s'en trouve altéré et il passe inévitablement du côté du mal, avant même de passer son pacte.
Si Leverkhün n'avait pas cherché la gloire, son pacte avec le Diable eût été nécessaire non pas pour qu'il l'atteignît, mais pour que son oeuvre fusse livrée à l'humanité. Il en devenait un héros merveilleux qui se sacrifie pour l'art et pour l'humanité. Il pactisait avec le Diable, mais pour l'humanité. Finalement, quand on referme ce livre, Leverkhün pactise pour lui. A méditer j'imagine.
Seuls les grands (et par là, je veux dire, longs) romans peuvent nous offrir ces étonnements. Car, oui, les passages centraux ne font pas le même effet après 250 pages qu'après une dizaine. On connaît mieux la psychologie des personnages. Mais pour des raisons plus pragmatiques, les passages saisissants ressortent aussi davantage par effet de contraste.
Il doit être difficile de pousser plus loin la maîtrise de l'art romanesque. L'oeuvre d'un maître.
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