Citations sur Génération bistouri : Enquête sur les ravages de la chiru.. (14)
La chirurgie apparait alors comme une chance de casser le plafond de verre, de sortir du camp discriminant des sans-dents , le premíer marqueur physique de la pauvreté. « Ils sont tellement complexés qu'ils parlent comme ça», mime M. Aziz, une main sur la bouche.
Qui suis-je vraiment? Ce reflet dans la glace est-il encore le mien? La modification peut entraîner un sentiment de dépersonnalisation, une crise profonde. Il faut pouvoir reconnaitre du jour au lendemain ce nouveau visage. « Ces essayages identitaires ne sont pas anodins », prévient la sociologue Anne Gotman. Voilà pourquoi il faut bien y réfléchir, surtout lorsqu'un complexe est fabriqué, de toutes pièces, par les réseaux sociaux, cet esthétisme tyrannique qui aboutit, avec les filtres, à une stan- dardisation des visages.
Aujourd'hui, la demande en médecine et chirurgie est uniformisée. Jamais dans un cabinet ou une clinique nous n'avons vu un patient demander des petits seins, un grand nez ou des lèvres fines. L'idéal est commun, universel. C'est un rêve partagé. Le plus grand danger est celui d'une jeunesse sosie, une société dans laquelle on ne se différencie plus, où les visages deviennent interchangeables et où les silhouettes pulpeuses sont légion. Ce qu'on appelle déjà la « kardashianisation » des corps, en référence à Kim Kardashian, la plus puissante influenceuse.
Les grandes villes n'ont pas le monopole de la chirurgie et notre enquête le confirmera. Pour se faire opérer, on vient d'une bourgade en Haute-Savoie, du fin fond de la Provence. De partout en France. Toutes ont en commun ce petit objet qui se moque de la distance. Les téléphones relient, entre eux, ces points sur la carte. Où quon soit, où qu'on vive, les réseaux sociaux mènent droit vers le même monde, un univers normé, avec des canons de beauté qui inondent chaque téléphone: un corps mince et ferme, des seins et des fesses rondes et musclées, où rien ne pend, ne dépasse, ni ne s'altère.
Ce livre n'est pas contre la chirurgie esthétique. Il est évident qu'une opération, mûrement réfléchie, peur permettre de s'accepter lorsquon souffre d'une disgrâce, d'un complexe profond. Nous parlerons très peu de son autre versant, la chirurgie réparatrice qui s'occupe des malformations, de la reconstruction d'un sein après un cancer, du recollemnent des oreilles, frontière définie par l'Assurance maladie. Ce n'est pas notre sujet.
Notre enquête dénonce un autre monde : celui de la banalisation, de l'industrialisation de la chirurgie esthétique et d'un système qui pousse les jeunes à se modifier, s'altérer, s'artificialiser. Un monde qui finit par leur faire croire que le corps est une image, la singularité, un défaut, et leur apparence, haissable. Il ne s'agit plus d'une mode mais d'une affaire de santé men tale, plus d'une campagne publicitaire mais d'un lavage de cerveau, plus d'un simple commerce mais d'un business organisé. De la même manière que les mannequins doivent s'effacer derrière un vêtement et se transformer en cintre, les jeunes doivent effacer leurs défauts pour devenir une photo.