Citations sur Les troubadours (17)
Le mot, et la chose, nous viennent du pays d’Oc. Le latin amore(m) donne régulièrement en français « ameur », comme flore (m) « fleur » (en provençal flour) ; il est significatif que là où cette forme a subsisté – dans le seul dialecte picard – ce soit au sens, brutal, de « rut » ; or l’amour, tel que nous l’avons hérité des troubadours, c’est, je n’écrirai pas : c’était, tout autre chose que la pure sexualité.
Un tel amour n’a pas toujours existé.
C’est en essayant de ranimer le lent déroulement de ces vieilles mélodies que le moderne ressentira le plus vivement le sérieux, l’intériorité profonde de cet art des troubadours. C’est par la musique, me semble-t-il, qu’on surprendra le plus sûrement le secret de cet art : par son mélange déroutant d’austérité et de fraîcheur sensible, de hiératisme et de virtuosité, ce style mélodique nous révèle peu à peu la complexité de cet art abrupt qui exige au départ de l’auditeur un tel effort d’attention, de tension intérieure. La musique achève de donner à ces chansons le caractère d’une œuvre de ferveur, comme enveloppée d’une auréole mystique. Ces hymnes solennelles se prétendent des chansons d’amour et il est bien vrai que chacune d’elles a été composée pour telle Dame (les jongleurs prétendaient savoir et nos érudits s’efforcent de vérifier qui, précisément, ont voulu désigner les poètes par ces pseudonymes mystérieux, ou senhals, dont ils se servaient pour ne pas prononcer le nom de l’Aimée : ainsi chez Bernard de Ventadour, Aziman, « Magnétique », Conort, « Réconfort », Belvezer, « Belle-à-voir »).
On ne peut se résoudre à traiter tout à fait la langue des troubadours ni comme une langue morte, ni comme une langue étrangère. D’abord parce que nous sommes quinze ou vingt millions de Français pour qui un dialecte d’Oc est, sinon la langue maternelle, du moins un substrat linguistique tout proche, prêt à affleurer : Albert Thibaudet avait remarqué que les seuls vers de Jules Romains, né Farigoule, qui ne fussent ni rocailleux ni prosaïques étaient ceux qui, par rencontre, se laissaient transposer exactement, syllabe pour syllabe, en auvergnat.
L’apparition de la poésie trobadoresca est, comme il est arrivé souvent dans l’histoire de la culture, un phénomène de marche-frontière. Les premiers grands troubadours ne sont pas nés au cœur du pays d’Oc, si tant est que cette aire linguistique étalée dis Aup i Pirenèu ait jamais eu un centre (que les Toulousains me pardonnent !), mais bien le long de sa bordure nord-ouest, d’Ussel à Blaye en passant par les environs d’Uzerche, Excideuil et Mareuil, une fois mis à part les jongleurs d’origine, itinérants par vocation ou ceux qui Poitevin ou Saintongeois comme Guillaume IX ou Rigaud de Barbezieux se placent au-delà de la limite linguistique, telle qu’elle a été observée au XIXe siècle (mais elle ne paraît pas avoir beaucoup varié dans cette région).
La place, croissante, qu’occupe dans ce milieu, la femme, la délicatesse, l’honneur dont elle est entourée : phénomène tout nouveau qui va permettre l’épanouissement de ce style de relations intersexuelles qui s’appelle l’amour courtois. L’amour est en effet, avec le goût des choses de l’esprit tel qu’il s’incarne dans l’art des troubadours, la manifestation la plus originale de cette révolution des mœurs.
Si ma dame me veut son amour donner
Je suis tout prêt à recevoir et rendre grâces,
^tout cacher ,à la servir
Tout dire et faire son plaisir
Ah ! tant croyais-je savoir
d’amour, et tant petit en sais !
Car d’aimer ne puis me tenir
celle dont rien n’aurai jamais.
Elle m’a ravi mon cœur et ma raison,
et moi-même et le monde entier :
m’ôtant ainsi, elle ne m’a laissé
que désir et cœur d’envie.
Quand je vois l’alouette mouvoir
de joie ses ailes à contrejour,
qui s’oublie et se laisse choir
pour la douceur qu’au cœur lui va :
hélas ! je sens monter l’envie
pour ceux que je vois heureux.
C’est merveille qu’à l’instant
le cœur de désir ne me fonde.
A y regarder de près, on se rend compte que nos musicologues souffrent moins de l’incertitude des principes que chacun pose à la base de son système que de la peine qu’ils ont à conduire jusqu’au bout l’application de ces principes. Le point le plus délicat est l’interprétation des « ligatures », groupes de notes à chanter sur la même syllabe et doués d’une certaine unité.
La richesse n’est pas seulement occasion de jouissances, subjectives : elle remplit une fonction sociale et constitue une source primordiale de prestige.