Citations sur Les Thibault, tome 3 (3/3) : L'été 1914 (suite et fin) .. (22)
« Devenir un homme de valeur. Développer en soi une personnalité qui s’impose. Se défier des théories en cours. Il est tentant de se débarrasser du fardeau exigeant de sa personnalité ! Il est tentant de se laisser englober dans un vaste mouvement d’enthousiasme collectif ! Il est tentant de croire, parce que c’est commode, et parce que c’est suprêmement confortable ! Sauras-tu résister à la tentation !… Ce ne sera pas facile. Plus les pistes lui paraissent brouillées, plus l’homme est enclin pour sortir à tout prix de la confusion, à accepter une doctrine toute faite qui le rassure, qui le guide. Toute réponse à peu près plausible aux questions qu’il se pose et qu’il n’arrive pas à résoudre seul, s’offre à lui comme un refuge ;surtout si elle lui paraît accréditée par l’adhésion du grand nombre. Danger majeur ! Résiste, refuse les mots d’ordre ! Ne te laisse pas affilier ! Plutôt les angoisses de l’incertitude, que le paresseux bien-être moral offert à tout « adhérent » par les doctrinaires ! Tâtonner seul, dans le noir, ça n’est pas drôle ; mais c’est un moindre mal. Le pire, c’est de suivre docilement les vessies-lanternes que brandissent les voisins. Attention ! »
Extrait de: Roger Martin du Gard. « Les Thibault - Tome VIII - Épilogue.
« Ce qui a fait de moi un révolutionnaire, […], c’est d’être né ici, dans cette maison… C’est d’avoir été un fils de bourgeois… C’est d’avoir eu, tout jeune, le spectacle quotidien des injustices dont vit ce monde privilégié… C’est d’avoir eu, dès l’enfance, comme un sentiment de culpabilité… de complicité ! Oui, la sensation cuisante que, cet ordre des choses, tout en le haïssant, j’en profitais. » (p. 197)
Mais, moi, je me sauverai, en m'accomplissant !
L'intelligence ne mène qu'à l'inaction. C'est la foi qui donne à l'homme l'élan qu'il faut pour agir, et l'entêtement qu'il faut pour persévérer.
« Maintenant, je comprends ce que je traînais en moi de si douloureux, toujours et partout : une nostalgie profonde, une blessure. C’était… c’était votre absence, mon regret de vous. C’était la mutilation que je m’étais faite, que rien ne pouvait cicatriser. » (p. 411 & 412)
Attention ! Le garçon de dix sept ans, il est souvent pareil à un pilote qui se fierait à une boussole affolée (...) Et il ne soupçonne pas qu'il est en général à la remorque de goûts factices, provisoires, arbitraires. Il ne soupçonne pas que ses penchants, qui lui semblent si authentiquement être siens, lui sont au contraire foncièrement étrangers; qu'il les a ramassés, comme un déguisement, au hasard à la suite de quelque rencontre faite dans les livres ou dans le monde.
« Parler ne devrait être qu’un moyen d’agir… Mais, tant qu’on ne peut pas agir, c’est déjà faire quelque chose que de parler. » (p. 84)
Combien de siècles encore avant que l'évolution morale - s'il y a une évolution morale ? - ait enfin purgé l'humanité de son intolérance instinctive, de son respect innée de la force brutale, de ce plaisir fanatique qu'éprouve l'animal humain à triompher par la violence, à imposer, par la violence, ses façons de sentir, de vivre, à ceux, plus faibles, qui ne sentent pas, qui ne vivent pas, comme lui ?
Spirituel ? Il y a deux façons d'être spirituel : par l'esprit qu'on met dans ce qu'on dit (Philip), et par celui qu’on met dans sa manière de dire. Goiran est de ceux qui paraissent spirituels sans vraiment rien dire qui le soit. Par une certaine élocution, insistance sur les finales, par certains déplacements de voix, certaines mimiques amusantes, certaines tournures elliptiques, sibyllines ; par le pétillement malicieux du regard qui glisse des sous-entendus derrière chaque mot. Si l'on répète un propos de Philip, il reste acéré, subtil, il continue à faire mouche. Si l'on s'avisait de répéter ceux de Goiran, il ne resterait le plus souvent rien qui porte.
Ne pas trop redouter les contradictions. Elles sont inconfortables mais salubres. C’est toujours aux instants où mon esprit s’est vu prisonnier de contradictions inextricables, que je me suis en même temps senti le plus proche de cette Vérité avec majuscule, qui se dérobe toujours. (p. 563)