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Critique de Moissagaise


Je me suis laissé emporter par ce livre bouleversant où l'amour sous toutes ses formes, incompris, avili, rêvé, tient une place centrale.

D'abord l'amour du docteur Courrèges pour Maria Cross, qui est un amour rêvé et sans avenir. le docteur fait partie de ces hommes qui peuvent mourir, dépérir d'amour pour des êtres aux vertus plus imaginaires que réelles. Il souffre d'une « passion toute-puissante, capable d'enfanter jusqu'à la mort d'autres mondes vivants, d'autres Maria Cross dont il deviendra tour à tour le satellite misérable ... » Cette passion est dépeinte comme héréditaire par l'auteur puisque Raymond, le fils du docteur, est voué à souffrir du même mal.

Le docteur est un être imaginatif. II vit sans vivre réellement, et on peut se demander si sa vie n'est pas plus intense et vraie dans son esprit que dans le quotidien. Tout un chacun le prend pour un saint homme car il commet ses péchés en pensée, avec son imagination débridée. On le croit aimable et patient quand il a en fait la tête ailleurs : « Son ordonnance une fois signée, il était encore dans l'escalier du client que déjà, comme un chien retrouve l'os enterré, il revenait à ses imaginations dont parfois il avait honte et où ce timide goûtait la joie de plier les êtres et les choses selon sa volonté toute-puissante. Dans le domaine spirituel, ce scrupuleux ne connaissait aucune barrière, ne reculait pas devant d'affreux massacres -jusqu'à supprimer en esprit toute sa famille pour se créer une existence différente. » Ou encore « Sa visite terminée, il rentrait dans son rêve, plein d'une avidité secrète, se répétait : « Je suis un fou... et pourtant... » »

Le rêve est dangereux, car il fait souhaiter aux individus une vie tout autre, alors qu'il n'apporte que des aspirations inatteignables au point d'en faire négliger le réel, le quotidien, la famille et les enfants.

L'enfance elle-même est malmenée. L'auteur se penche sur l'évolution d'un être et de son devenir en fonction de son entourage. Raymond a été rejeté par sa famille et n'a pas été sauvé par son père trop occupé à ses rêveries : « Nous avons tous été pétris et repétris par ceux qui nous ont aimés et pour peu qu'ils aient été tenaces, nous sommes leur ouvrage, - ouvrage que d'ailleurs ils ne reconnaissent pas, et qui n'est jamais celui qu'ils avaient rêvé. Pas un amour, pas une amitié qui n'ait traversé notre destin sans y avoir collaboré pour l'éternité. »

Raymond est devenu l'image que l'on s'est faite de lui : « A dix-sept ans, il arrive que le garçon le plus farouche accepte bénévolement l'image de soi-même que les autres lui imposent. »

Est dépeinte l'influence du regard des autres, des premières expériences de la vie qui peuvent avoir un impact décisif sur le devenir d'un être sans que l'on puisse s'en douter : « Elle ignorait que, sur cet informe enfant, son regard avait suffi pour qu'il devint un homme dont beaucoup d'autres allaient connaitre les ruses, subir les caresses, les coups. Si elle l'avait créé par son amour, elle achevait son oeuvre, en le méprisant : elle venait de lâcher dans le monde un garçon dont ce serait la manie de se prouver à soi-même qu'il était irrésistible, bien qu'une Maria Cross lui ait résisté. [...] Ce seraient les larmes de Maria Cross que toute sa vie il ferait couler sur des figures étrangères. Et sans doute était-il né avec cet instinct de chasseur, mais, sans Maria, il l'eut adouci de quelque faiblesse. »

La famille apparaît ainsi avec ses torts et ses travers. Les membres ne parviennent pas à écouter leurs besoins mutuels, à se comprendre et sont soumis au désert affectif.

Les rapports père-fils sont encore plus compliqués que les autres. Raymond et son père se cherchent mais ne se trouvent pas, se rapprochent, se fuient. Ce sont parfois les circonstances qui les rapprochent ou les séparent. Maria Cross, ce même amour qu'ils partagent, leur permettra de se découvrir très proches, eux qui se croyaient si différents. Raymond semble vouloir se rapprocher du docteur à la fin de l'oeuvre ; alors qu'il rejoint son père à la gare, ce dernier lui demande de descendre de voiture de peur que les portes se referment. Raymond le rassure en lui disant qu'il pourrait descendre au prochain arrêt, mais le docteur refuse et l'exhorte à sortir. Cette scène me parait symbolique du désir qu'éprouve le docteur de ne pas voir son fils souffrir de la même passion que lui, à descendre du train tant qu'il en est encore temps. Il l'invite à avoir une vie rangée, comme lui finalement... Sans doute le docteur veut-il aussi rester seul avec ses rêves. le docteur a toujours éprouvé des difficultés à trouver les mots justes pour parler à son fils, à savoir qu'elle attitude adopter avec lui : « L'homme et la femme, aussi éloignés qu'ils puissent être l'un et l'autre, se rejoignent dans une étreinte. Et même une mère peut attirer la tête de son grand fils et baiser ses cheveux ; mais le père, lui, ne peut rien, hors le geste que fit le docteur Courreges posant sa main sur l'épaule de Raymond. »

Leur attirance pour Maria Cross parait bien surprenante, puisqu'il s'agit d'une femme entretenue, dont le désir sensuel semble inexistant. Ses sentiments vis-à-vis de son fils décédé semblent ambigus. Jusqu'à la fin, elle demeure mystérieuse pour les personnages comme pour le lecteur. Peut-être est-ce dû à la variation des points de vue adoptés au cours du récit. le roman s'ouvre sur une narration impersonnelle. Puis alternent les souvenirs de Raymond du docteur et de Maria. le tumulte de la vie bouillonne au coeur de cette oeuvre où l'art du romancier a consisté à l'ordonner de manière harmonieuse.

Mais ce que les personnages ne trouveront jamais, c'est « Celui qui à leur insu appelle, attire, du plus profond de leur être, cette marée brûlante ». Cette phrase nous rappelle que Mauriac était un écrivain catholique, ou plutôt « un catholique qui écrit des romans » et que ses préférences sont toujours allées aux âmes passionnées et égarées. le «journal » et le « livre » que propose Raymond à son père pour passer le temps rappellent l'opinion énoncée par le docteur sur la lecture : « Un bouquin bouleverse la vie d'un homme quelquefois, et encore !ça se dit...mais d'une femme ? Allons donc ! Nous ne sommes jamais troublés profondément que par ce qui vit - que par ce qui est sang et chair. Un bouquin ? Il secoua la tête. Bouquin éveilla dans son esprit le mot bouquetin ; et il vit se dresser, auprès de Maria Cross, un chèvre-pied. » Au-delà d'une certaine misogynie, le docteur ne voit pas dans les nourritures spirituelles de quoi le satisfaire. Terre-à-terre, seul le matériel est pour lui digne de passion et d'intérêt.
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