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Critique de JulienDjeuks


Tout objet transmis, tout service rendu, a une valeur qui n'est pas seulement monétaire. Accepter un don, c'est accepter une dette. Mais la dette n'est pas un nombre. Plutôt un point d'honneur, engagement moral à participer au jeu social et à faire un contre-don d'une valeur même supérieure car il ne s'agit pas de solder les comptes, mais de renforcer l'intensité des échanges. Autrement, il s'agit d'accepter avec reconnaissance l'inégalité qui découle de l'impossibilité du contre-don. Symboliquement : votre puissance peut m'écraser, au lieu de cela, je choisis de profiter de vos bienfaits. En échange, je reconnais votre autorité. Ce n'est pas une autorité violente de réduction en esclavage, mais bien davantage un lien de vassalité (protection) qui doit d'être renouvelé par de nouveaux cadeaux utiles et qui peut être rompu dans le cas contraire. C'est une autorité positive, celle de la moralité du don qui crée du lien, qui enrichit la société... C'est en donnant que vous acquérez une puissance sociale légitime.

Un exemple : un enfant qui reçoit ses cadeaux à Noël a une dette envers ses parents. Tant qu'il bénéficie de ces cadeaux - symboliquement, l'aide qui lui permet de vivre - sans pouvoir contre-donner, il est prié d'accepter l'autorité de ses parents... Tout refus ou manquement au respect de cette autorité conférée par le don, est déclaration de guerre... Un remboursement financier est insuffisant pour redéfinir cette autorité, d'une part en raison des valeurs supplémentaires non chiffrables du don (l'aide est venue quand on en avait besoin, le remboursement est donc de moindre valeur), d'autre part parce que c'est maintenant leur tour de faire des dons d'importance supérieure pour redéfinir l'ordre social...

Tout se passe dans nos économies de marché comme si l'échange voulait se limiter à effleurer l'enveloppe humaine, à l'exciter sans jamais la satisfaire. Je te prends un objet, je te donne en échange et... nous sommes quittes. le paiement chiffré immédiat permet de s'affranchir de la relation humaine (le cadeau quant à lui se pare du costume du désintéressement : contextuellement normal, il ne configure la relation humaine que lorsqu'il n'est pas fait...). le système du don devrait être au contraire un ciment pour les sociétés, entre les individus, entre les familles, entre notables et marginaux, entre minorités, entre régions... Si je t'ai acheté quelque chose, nous avons désormais un lien, honnêteté, fidélité, confiance... Il y a un rapport humain établi, affectif, identitaire parce qu'un peu de toi avec moi, non substituable (les marques tentant vainement de le remplacer). Au lieu de cela, les nombres du salaire et du tiquet de caisse nous rendent propriétaires d'une multitude d'objets, mais pauvres en humanité. "Money in my pocket but i couldn't get no love...", chantait Dennis Brown. Objets de consommation sans vie, sans origine humaine. Les objets acquis par le système marchand, n'ont désespérément qu'une valeur humaine médiocre...

Marcel Mauss met en évidence l'épaisseur humaine des échanges économiques, dons et contre-dons, tels qu'ils s'effectuent dans les sociétés primitives, en comparaison de notre civilisation de l'achat-vente ou du cadeau. le potlatch (orgie compétitive de cadeaux) des Indiens Kwakiutl pourrait être comparé à la fête de Noël (d'autant qu'elle se fait en période d'hiver). Sauf que les Indiens convient à leur fête non seulement leurs proches, mais toute la tribu, riches et pauvres, invitant même une ou des tribus voisines ; qu'ils dilapident littéralement leurs richesses en donnant ; accomplissent danses et chants pour les dieux ; profitent des témoins pour passer des accords ; planifient des mariages ; promettent des services ; cèdent des biens utiles aux nécessiteux... Ils déterminent ainsi les relations sociales à venir (car les bénéficiaires des cadeaux vont à leur tour offrir un potlatch au moins aussi important s'ils ne veulent pas être au service de). Une complexité et une intensité sociale qu'avait sans doute la fête de Noël à l'origine (et autres célébrations comme la Pacques, le Carnaval, le Ramadan...).

La kula (circulation d'objets symboliques) chez les Trobriands peut être saisie comme un rituel d'adhésion à un réseau d'entraide, d'amitié et de commerce... À l'occasion de cet échange, autour de celui-ci, ont lieu fêtes, transactions, mariages... Non directement utilitaires, les bracelets et colliers de la kula sont preuves de participation au réseau et preuves d'importance et de fiabilité, de position dans le réseau (la taille ou le perfectionnement des objets semble augmenter avec la participation et l'ancienneté). Ces objets qui ne doivent pas être conservées mais circuler lors de nouvelles rencontres, marquent le renouvellement du contrat d'adhésion, et la participation active au réseau. Faire circuler ces objets, c'est aller vers une extension du réseau (les plus petits objets allant vers de nouveaux partenariats, les gros vers les anciens), et c'est aussi signifier symboliquement qu'on n'est pas une impasse, un puits d'avidité, qu'on ne conserve pas égoïstement les richesses en en privant les autres... mais qu'on participe activement au réseau et donc à l'enrichissement de tous.

Mauss cite Franz Boas expliquant comment paradoxalement, la création de dettes par multiplication des dons est un processus créateur de richesse, car il fait exister un système de crédit où chacun peut bénéficier à la fois de ce qu'il possède, ce qu'on lui doit et ce qu'il peut espérer emprunter. Donner, c'est donc créer de la richesse. La valeur d'une personne, en amitié, en réputation, en générosité, en politesse, peut se mesurer à sa propension à donner. La moralité du don est de faire de celui qui donne un être humain plus étendu, plus épais, plus riche, plus humain : "ce que tu gardes pour toi, tu le perds à jamais, ce que tu donnes tu l'auras pour toujours", disait Gandhi.

Ce que Mauss cherche à expliquer et qui fut parfois mal compris, c'est cette propriété "magique" que confère l'action de donner à un objet qui passe d'une âme humaine à une autre. Il ne s'agit pas de magie dans le sens du merveilleux des mythologies anciennes, mais dans le sens alchimique d'une transfiguration de la matière. L'objet acquiert une valeur ajoutée d'humanité par l'opération du don. Un quelque chose de l'ancien propriétaire demeure dans l'objet et l'enrichit. L'objet donné est comme enroulé d'un fil invisible, immatériel qui se tend jusqu'au donateur. Double magie donc, du don qui enrichit et l'objet et son donateur. Cette propriété "humaine" ne serait-ce pas justement ce lien transcendental créé par le don, don d'un objet, d'une connaissance, d'une aide, d'un regard ? Don qui appelle l'autre à donner à son tour ?

Ce n'est pas qu'il n'y ait pas dans ces échanges traditionnels questions de monnaie ou d'intéressement, ni contrat, ni arnaque, ni marchandage, ni jalousie, ni fierté de propriétaire... il y a. Non, la différence tient au fait que les échanges font explicitement et volontairement intervenir différentes sphères de l'action humaine, ce que Mauss appelle phénomène social total. À l'opposé, dans nos sociétés marchandes, les échanges supposés enrichir toute la population par la circulation des biens, par l'extension de soi dans la relation d'interdépendance à l'autre, échouent lamentablement... C'est que, en réduisant les échanges don/contre-don à des transactions objet/paiement, l'économie marchande fait l'impasse sur une part majeure de l'expérience humaine. Karl Polanyi, dans la continuité de Mauss, dit bien comme la pensée économique telle qu'elle s'est définie dans notre civilisation a isolé le champ économique des autres sphères de la vie humaine, réduisant l'Homme à un animal défini par des besoins matériels (bien loin de l'animal politique d'Aristote)... Ce faisant, elle se fourvoie totalement sur ce qu'est la vie humaine et aboutit à une impasse civilisationnelle (cf. La mentalité de marché est obsolète).
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