Citations sur Le Fleuve guillotine (16)
Toute cette affaire, au fond, n'était pas compliquée. La nation sécrétait en son sein un corps étranger. Afin d'assurer l'ablation de cette tumeur, il fallait charcuter. Le sang giclerait, çà et là. Il serait toujours temps, plus tard, de faire le tri entre le bon grain et l'ivraie, entre ceux qui, par niaiserie, s'étaient laissés entraîner, et les meneurs, qui connaîtraient bientôt le glaive de la nation, ou plutôt son rasoir.
Sur le coup de minuit, ce fut le tocsin. On s'y attendait. Des affiches placardées la veille l'avaient annoncé. D'abord au loin, du côté des Enfants-Trouvés, de Saint-Paul, de Notre-Dame, du faubourg Saint-Marceau, et puis se rapporchant, section après section. La ville résonnait de toutes ses cloches. Des coups réguliers, qui semblaient réclamer la peste et l'incendie. Des coups enragés qui exigeaient le glas. On apercevait des ombres aller de portes en porte, comme les anges de la Bible, et cogner à coups légers. La ville obscure battait la générale : les combattants, qui se rassemblaient à même sa peau, la faisaient frémir. Le roi contre son sein ne pouvait dormir. Une bête immense comptait ses membres épars ; lentement, au fil des heures, deux colonnes s'agglutinaient. L'une à l'Hôtel de Ville, l'autre place du Théâtre-Français. La foule était armée, elle avait les clefs des arsenaux. Depuis plusieurs jours, on avait distribué des cartouches à balle. Et la rumeur courait qu'un complot d'aristocrates était déjoué, que les patriotes avaient fait des prisonniers.
Du Torbeil, en chemise, fut attaché à la planche de chêne, Ripet bascula le tout en avant comme s'il voulait verser son patient dans le fleuve. Le collier de bois le retint, enserrant le cou comme un joug de pilori, la lourde lame d'acier se fit libre, et déjà, la tête avait roulé au fond du panier, dans la sciure et le sang séché. Le corps, libéré de son chef, se vidait maintenant comme une outre, et le sang de Du Torbeil se répandait généreusement, peignant le bois et le pavé, glissant vers le fleuve, en contrebas, comme une irrésistible caresse. Il y avait tant de condamnés, ceux qui attendaient dans les prisons, ceux qui, cet après-midi, seraient enfermés dans la mauvaise cave, ceux qui n'étaient pas encore capturés, ni dénoncés, qui ignoraient encore l'heure et que pourtant l'on avait marqués comme des agneaux pour ce lieu, ceux qui allaient mourir dans les guerres à venir, non plus pour le roi, mais au nom de la nation conquérante, et plus loin encore dans le temps, ceux qui seraient mangés par les démons sortis de ces années originelles. La consigne était de se débarrasser promptement des corps, de les jeter dans le fleuve. Après tout, de combien de noyés ne devenait-il pas chaque année la sépulture ? Un de plus ou un de moins n'y changerait rien. On n'apercevrait pas le flot, on entendait seulement son tumulte.
Rassemblés autour d'un poêle, plusieurs guichetiers étaient en train de dîner. D'un geste lent, un hommes vêtu de gris jetait des morceaux de pain vers un chien à la chaîne. L'animal se mit à gronder.
- Couché Monarchien ! Couché mon chien.
Les fantômes n'existent pas ; les morts, surtout les pauvres, ont mieux à faire que de revenir hanter le théâtre de leurs malheurs. Il faut être vivant et plein de remords pour croire aux spectres.
Combattait-il pour le roi, pour un parti, pour une certaine idée de la France ? Il n'aurait su répondre. Il ne s'agissait pas de défendre les intérêts ni même l'honneur des siens. C'était comme un fleuve, qui les emportait tous. La géographie rassurante, les paysages familiers de l'enfance qu'il avait longtemps crus immuables, tout cela paraissait loin. Dans quelque camp que l'on se trouve, les justifications n'ont pour fonction que de rassurer ceux qui les élaborent.
Irénée, que la Révolution exaltait, se garda bien de trop questionner son ami. Pour combattre le chagrin, les Lyonnais disposent d'une botte secrète: la table. Il entraîna Jean vers la salle à manger, où veillait une statue de Bacchus.
Dans un des miroirs, du Torbeil aperçut soudain sa propre image, à mi-corps. Ses tempes étaient devenues grises, mais grâce à la perruque on n'y voyait que du feu. La légende du portrait aurait pu être là suivante : "Louis, ci-devant marquis du Torbeil, ci-devant comte d'Ecrats, ci-devant chevalier de Saint-Louis, ci-devant colonel en second du régiment du Gâtinais. ". "Ci-devant " : c'était ainsi qu'on désignait ceux qui avaient été quelque chose et qui n'étaient plus rien. Du Torbeil ne voyait plus qu'un homme couleur d'argile, avec deux pistolets sous ses basques.
Alors, oui, ils étaient humbles. Des simples, comme on dit des herbes. Beaucoup avaient servi comme forestiers chez des seigneurs. Cela ne leur faisait ni chaud ni froid, car ils aimaient leurs anciens maîtres, se colletant avec eux comme larrons en ribote, des gens qui pour beaucoup erraient maintenant dans toute l'Europe, en pèlerins du roi ou d'eux-mêmes, sans feu ni pain. Quêtant la miséricorde de Dieu comme ils avaient toujours vécu. Ils connaissaient le froid et l'obscurité, le vide des grands espaces, la violence. Ils savaient gré à Rimberg, ce chef à la voix claire qui les avait portés dans la rivière Histoire pour qu'ils y fassent entendre leur mot silencieux. Ils ne cherchaient pas le bonheur et connaissaient qu'ils allaient mourir, que le récit des vainqueurs les livrerait à l'oubli, ce feu de feuilles mortes, à peine seraient-ils nés à la gloire.
En ces temps où l'ordre ancien était enfoui dans la tourbe, brisé en trois morceaux, où chacun devenait, à son insu ou non, héros des romans qu'il reste à écrire, ils furent très nombreux, vainqueurs ou vaincus, à se tailler des noms inouïs.