Nous rationalisons notre sensation du temps, mais en dehors des conventions calendaires, nous n’en sommes pas conscients. Parce que « dans notre tête », nous restons les mêmes. « Dans ma tête », je suis la même personne que celle que j’étais à vingt ans. C’est le cas, sans doute, pour tous les êtres humains, c’est une caractéristique de notre espèce. C’est notre manière de nous prémunir contre la mort.
Tout était plus simple au xxe siècle, parce que notre vie privée redoutait moins le regard du public, et nous étions plus sereins dans nos solitudes. Mais aujourd’hui, dans ce motel de désert paumé, dans un bled nommé Beatty, pile sur la frontière du Nevada, je fixe l’écran d’ordinateur, j’ai oublié mon mot de passe, et l’espace d’un instant, je me sens perdu, comme si je n’existais pas. Une brève crise d’impuissance.
Cette dernière semaine, pendant notre voyage, j’ai écrit ce journal, qui n’a sans doute d’importance que pour moi. Et peut-être qu’il en aura pour toi, car il a été écrit pour un lecteur, pour toi. C’était important pour moi de cacher les quelques phrases que je voulais te dire ici dans une multitude d’autres. Tu n’auras pas de mal à les trouver. Si tu ne les trouves pas, ça voudra dire que tu ne l’auras pas lu. Et c’est toujours une possibilité, qui se présente pour chaque texte : qu’il ne soit pas lu. Les livres sont plus seuls que les gens.
L’akrep (turcisme pour « scorpion ») : sa mention s’accompagne systématiquement de la précision « mais ceux de chez nous ne sont pas venimeux » (comme si c’était censé être une particularité culturelle ou ethnique), mais il est en Bosnie plus présent dans la langue que dans la réalité.
Ce n'est pas une solitude ordinaire que celle de celui qui a perdu tout interlocuteur, perdu la proximité de l'autre, de son corps, ce n'est pas la solitude de Robinson. C'est, j'en ai peur, cette solitude où les morts sont plus réels que les vivants. (P.213)
Il suffit qu'elle lisse le col de ma chemise pour que, de ce simple geste, tout s'apaise dans l'univers. Le malheur nous a réduit à notre essence. Il ne reste plus rien de nous, à part l'amour. (P.228)
Aujourd'hui, j'ai trouvé cette description dans un livre. Nous sommes en 1913 au Grand Hôtel de Cabourg : Marcel Proust a pris cinq chambres, une pour y loger, les quatre autres pour que le silence règne.
C’est kitsch de mourir en automne,en même temps que tout le reste. Que les feuilles.
Les meilleures photographies sont toujours celles que l'on n'a pas prises.
Nous nous souvenons d'un lieu où nous avons autrefois séjourné, mais il ne se souvient pas de nous.