“L’Etat
Une tête unique envoie des signaux impératifs à tous ces coeurs, membres et organes génitaux. Se forme alors une armée nationale dont absolument aucun soldat n’a de tête. Une génération dont personne n’a besoin naît pour brûler les bibliothèques publiques, chasse la mauvaise musique qui beugle sur une radio locale, ses meilleurs éléments se portent volontaires pour tenir un registre des prostituées de rues afin que l’Etat s’assure que tout le monde paye l’impôt sur le revenu. Alors les hymnes nationaux sortent des bains publics vers les places, d’honorables opposants se rassemblent sous les drapeaux et fondent une SARL pour la diffusion des Lumières, tandis que toi, penché sur ton balcon, tu regardes les rues obscures en te rongeant les ongles.”
“Un homme décide de m’expliquer l’amour
Un homme a décidé de m'expliquer l'amour. Il finissait de déboutonner sa chemise tandis que l'obscurité gagnait le coin et que l'après-midi basculait de l'autre côté. Perte de repères, comme au moment où l'écran s’obscurcit et où le spectateur se demande de quel côté est la sortie. Là-dessus, il a décidé de m'expliquer l'amour, les lunettes bien calées derrière les oreilles.
La chambre était floue et claire quand il a dit : “L’amour c'est la quête de… “ J’ai ouvert les yeux et vu des bandes de conquistadors qui cherchaient de l’or au Chili, affamés et désespérés, et un Indien terrorisé qui se cachait derrière un rocher. Quand il a dit : “L’amour c'est accepter de…” Je me suis mise à palper une montagne de chocolat noir et à écouter Ella Fitzgerald qui chantait... “Et c'est le bonheur…” Là, je n'imaginais plus rien.
Je ne l'ai sûrement plus jamais revu. Je ne me rappelle pas lui avoir demandé si l'amour, c'était d'oublier sa montre à côté du lit.”
"CV
Classement rigoureux des soupirs,
années sur l'écran, les diplômes avant les emplois
les langues, avec tout leur calvaire, dans la rubrique des langues.
où sont passés tous les jours perdus, l'expérience de la cécité,
les hallucinations qui courent sur les murs de la chambre,
où sont les fautes,
les coups de blues devant une pyramide de fruits sur une charrette dans une rue oubliée ?
Années sans attente ni enterrements,
sans déceptions sordides, ongles rongés,
clés oubliées dans la maison.
Sans la moindre fenêtre ouverte, la moindre envie différée de sauter dans le vide.
Une vie débordante de réalisations,
lavée de la crasse de la vie elle-même,
preuve irréfutable que son possesseur
a enfin réussi à effacer son lien avec la terre."
Il faut que tu meures sous mes yeux.
La mort des êtres aimés est l'occasion idéale de chercher des alternatives.
Dans les trains de l'Est du Delta, je choisis toujours une femme
prête à ouvrir pour moi le placard de la compassion quand je
lui dis que j'ai perdu ma mère à l'âge de six ans.
En fait, j'avais sept ans quand c'est arrivé,
mais six, ça me paraît faire plus d'effet.
les mères d'âge mûr adorent la tristesse,
peut-être pour se donner une raison de porter le deuil avant
l'heure.
Ces petites retouches dans la conversation
ont un charme
que ne peuvent comprendre
ceux qui n'ont jamais eu besoin de voler l'affection des autres.
Cet adolescent, l'armée en a fait un homme. Sa carte d'identité est dans la poche de son treillis. Au lieu de fumer dans le débarras au milieu des vieilles affaires dans la crainte des fantômes et de la sanction paternelle, il a le désert tout entier devant et derrière lui.
On lui a donné des rangers pour piétiner le passé. Une pelle pliante sous le bras, il va creuser une tranchée où il n'aura pas le temps de se cacher. Je ne sais pas qui était derrière l'appareil pour le remercier, mais la photo est bien arrivée chez sa mère, grâce à Dieu. Avec la montre, la carte d'identité, et le corps.
Voilà que je me remets à mentir, alors qu’on est censé devenir angélique bien avant de mourir, pour que nos amis n’aient pas à se creuser la tête pour nous trouver de grandes qualités.
Les suicidés — c’est sûr — ont trop fait confiance à la vie.
Quant à moi
je suis à peu près sûre et certaine
que je me mets à nu
pour me cacher derrière moi-même.