Il était minuit passé. La ville était calme et silencieuse. Notre voiture et celle qui nous précédait roulaient à toute vitesse en direction de la prison d’Evine. La porte de fer s’est ouverte lourdement et j’ai été livrée aux autorités de la section 209 du ministère des Renseignements. Ils m’ont mise aussitôt un bandeau sur les yeux. Nous sommes entrés dans la section. Ils ont écarté le rideau sale qui pendait à l’entrée pour me laisser passer. La gardienne m’a réceptionnée. Elle m’a conduite dans une cellule et m’a ordonné de me déshabiller. « Comment ça ? rétorquai-je. J’enlève même le linge du corps ? – Absolument, répondit-elle. » Nous nous sommes disputées, mais c’était une femme dure qui connaissait son affaire, alors elle m’y a obligée malgré mes protestations. Dès mon arrivée, j’étais choquée par ce comportement éhonté ainsi que par la grossièreté et l’impudence de ces gardiennes.
Ils m’ont mis un bandeau sur les yeux avant de me faire descendre de la voiture. J’ai pénétré le quartier de détention et regagné une toute petite cellule d’isolement. C’était la première fois que je mettais les pieds dans une cellule. Quel étrange endroit ! Une espèce de cube sans fenêtre ni issue vers l’extérieur. Une minuscule lucarne s’ouvrait vers le ciel, mais il était si haut sous le plafond que la lumière n’y passait presque pas. Une petite ampoule de 100 watt nichée en hauteur dans le creux du mur ne s’éteignait jamais.
L’interrogateur m’a fait ensuite sortir du bureau et monter à bord d’une Peugeot. L’ordre m’a été donné de baisser la tête. Nous avons quitté le Tribunal de la Révolution par une sortie dérobée. Nous avons traversé plusieurs rues, franchi un portail et roulé encore une longue distance. Le vacarme des rues s’était sensiblement éloigné. Je sentais avoir pénétré une lointaine forteresse.
Je repassais en revue ce que j’avais entendu en matière de torture psychologique et des techniques de lavage de cerveau. A présent, j’expérimentais personnellement ce que j’avais lu ou entendu et sentais l’effroi prendre racine en moi quant à ce qui allait m’arriver. J’ignorais où je me trouvais et quel traitement j’allais subir. L’incertitude qui planait et surtout la peur de l’avenir, agissaient en moi tel un poison mortel. Je me demandais comment peut-on traiter une personne de la sorte.
La privation de mes droits les plus élémentaires était plus pénible encore que de penser aux chefs d’accusation, au procès et à la condamnation qui m’attendaient.
Les marques de mes plaies datant de la cellule d’isolement sont toujours ouvertes. Elles s’infectent parfois, provoquent une sensation de brûlure, mais font surtout courir l’effroi dans mes veines. Ces plaies ouvertes restent pourtant invisibles.
Une nuit, j’ai été amenée chez l’interrogateur. « Prépare-toi, me dit-il, car demain tu vas annoncer face aux caméras ton départ de l’ « Association » et ton repentir pour tes agissements passés ». J’ai refusé fermement, mais de retour dans la cellule, je ruisselais de sueur. Lors de ces confrontations, je déployais toute mes forces pour maîtriser mes nerfs et rester calme, mais ce n’était pas facile de se montrer impassible. J’avais parfois l’impression qu’une fois le seuil de la section 209 franchi, la morale était bafouée, la conscience humaine tombée dans l’oubli et l’humanité reniée. Les responsables n’ont rien à faire de ta personnalité. Ce qui leur importe, c’est de fabriquer un individu selon les critères qui servent leur projet. J’étais persuadée que mon interrogateur ne me considérait pas comme un agent étranger, pourtant il continuait à insister pour que je reconnaisse l’intelligence de l’ « Association des défenseurs des droits humains » avec les puissances occidentales, ce qui me peinait terriblement.