Citations sur Mont-Blanc, refuge de l'éternité (Les Quatre éléments) (13)
La montagne n'est pas un bien de consommation, elle doit demeurer le terrain privilégié où l'homme peut se mesurer avec lui-même, affronter les périls et la mort, tenter de discerner ses raisons de vivre et saisir la finalité de son existence terrestre.
Connaître la montagne, c'est savoir l'interroger, lire le livre de la nature et de la vie offert à nos yeux clos, à nos sens émoussés. Ce que l'habileté du photographe a pu saisir sur le film, chacun de nous peut le découvrir.
Les aiguilles : celles du Midi, de l'Argentière, du Géant et les autres, connues déjà ou encore sans nom, allaient être gravies par toutes leurs faces et par toutes leurs arêtes. Aucun sommet de ce gigantesque massif ne serait vierge du sceau de l'homme; ces hautes solitudes désolées allaient être le théâtre d'un héroïsme aussi démesuré que gratuit, de drames sanglants et d'indicibles joies. L'alpinisme était né!
Quand vient la nuit, le firmament se peuple de mystère. L'altitude, la pureté de l'air font les étoiles plus proches et rendent plus saisissante encore leur multitude.
Etranges ces glaciers! Immobiles en apparence, ils avancent imperceptiblement ou soudain. Les glaciers sont vivants; ils bougent, se déforment, charrient des masses énormes de débris rocheux, donnent naissance à l'eau. Ils font entendre leur voix dans la clameur des chutes de séracs, ils frissonnent parfois d'un grand craquement sourd, leur physionomie change aussi: des crevasses se forment et s'ouvrent, béantes, gigantesques gosiers sans fond, d'autres se ferment, lèvres blanches et pincées.
Merveilleux, le choucas maître du vent, libéré de la pesanteur, dominant de son vol immobile le grand vide des parois. Etrange aussi! Pourquoi vient-il voler si haut, le noir choucas? Serait-ce pour affirmer sa possession, pour railler l'alpiniste qui s'élève le nez collé au rocher, ou pour le seul plaisir?
L'alpinisme ne peut être considéré comme un sport car l'une de ses composantes fondamentales est le risque; il y a donc, au-delà de l'engagement de tout l'être à la recherche de soi même, une motivation inavouée, infiniment plus noble et plus subtile qui touche probablement au mystère de la mort.
Certains noms ne doivent pas être oubliés car ils témoignent à jamais de la grandeur de l'homme.
Mallory et Irvin sont-ils morts dans la face nord de l'Everest à 250 mètres sous le sommet, le 8 juin 1924, ou se sont-ils élevés jusqu'au séjour des dieux en tentant d'atteindre la cime du Chomo-Lungma, "déesse mère du monde"?
Gérard Devouassoux dans son linceul de glace à 7000 mètres d'altitude, sur l'arête ouest de l'Everest, n'a-t-il pas le privilège de contempler à tout jamais, par-delà l'éther glacé, la lointaine déesse aux cent visages?
Etranges, certes, ces animaux insaisissables, aux moeurs secrètes, aux refuges inexpugnables: aire escarpée de l'aigle, terrier profond et tortueux de la marmotte, reposée vertigineuse du chamois. Certaines espèces sont tellement difficiles à déceler qu'on les dit disparues depuis des années. Cependant, le lynx hante encore les gorges touffues et giboyeuses de la Diosaz. Etranges le lièvre variable et le lagopède des Alpes, ils changent de livrée au fil des saisons, aussi invisibles l'hiver sur l'éclatante blancheur du manteau neigeux que l'été dans les pentes caillouteuses semées d'un maigre gazon roux.
Précurseur! Balmat fut le premier à affronter sans corde ni crampons ou piolet, ces matériels n'existant pas à l'époque, la redoutable arête qui mène de Vallot au Mont-Blanc et porte encore de nos jours le nom de "mauvaise arête". Il s'y engagea, d'abord à pied puis à califourchon, seul comme toujours, et ne fut stoppé que par la raideur de l'arête effilée et glacée.
Précurseur encore, cette nuit mémorable où il découvrit l'itinéraire d'accès au sommet par les rochers rouges et fut le premier homme à bivouaquer, solitaire et transi, assis sur son sac en peau de chèvre, "racorni sur lui-même" à 4300 mètres d'altitude, balayant par sa détermination et son endurance les sortilèges de la montagne, les maléfices des glacières et de la nuit.