Le fossile trônait désormais fièrement dans son bureau, au-dessus d'une citation amusante du Français Boris Vian sur le thème de l'évolution qu'il avait fait encadrer : « Évolution inéluctable qui, parallèlement à ce grand courant partant du singe pour aboutir à l'homme, part de l'homme pour aboutir à l'imbécile. »
Certains l’avaient classé, à tort, parmi les écologistes. Il était en réalité un fervent opposant de ce parti politique qui, selon lui, avait marginalisé des années durant – en tout cas, pour ce qui était de la France – la philosophie même de l’écologie.
— Excusez-moi de vous interrompre, mais le terme « condamné » n’a jamais fait partie de notre vocabulaire. C’est un mot qui fait référence à un état irréversible. Si effectivement un territoire pollué radioactivement peut être dangereux pour toute forme de vie pendant des centaines de milliers d’années, la radioactivité disparaît malgré tout un jour ou l’autre, même si cela se fait à l’échelle de dizaines ou centaines de millénaires.
— Disons qu’en utilisant ce terme je me réfère à l’échelle de vie humaine.
— Je pense que ce qui justifie notre action est justement lié à cet état d’esprit que nous partageons tous et qui consiste justement à ne pas penser à l’échelle d’une ou deux générations : nous agissons pour que la vie soit à nouveau possible un jour dans ces régions… Tous les êtres humains ne pensent pas forcément à l’échelle de quelques années comme le faisaient nos politiques…
— Ce qui est probablement l’une des causes de la catastrophe, nous vous l’accordons. Toujours est-il que cette vision à court terme a toujours été caractéristique des...
— Il y a des précédents historiques, vous savez : les cathédrales se bâtissaient sur plusieurs générations en Europe, et leurs ouvriers savaient pertinemment qu’ils ne les verraient jamais terminées. Cela ne les a pas empêchés de les édifier pour autant.
L'être humain avait beau avoir disparu de la surface de la Terre, il continuait d'emmerder le monde.
« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
« Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres […]. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.
« Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. […] Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde1. »
Paul Valéry, La Crise de l’esprit (1919)
Evolution inéluctable qui, parallèlement à ce grand courant partant du singe pour aboutir à l'homme, part de l'homme pour aboutir à l'imbécile. (Boris Vian)