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Critique de Kirzy



L'incipit est incroyablement fort et inscrit de façon indélébile le noeud central du roman ainsi que ses profondeurs secrètes. Me Susane croit reconnaître l'homme qui entre dans son bureau sans en être sûre, sans être sûre qu'il la reconnait, s'il est venu intentionnellement ou si c'est le hasard qui l'amène ici pour l'engager comme avocate de sa femme. le choc est violent au point qu'elle a l'impression qu'on la frappe en plein visage, comme si on voulait la tuer.

Tout le roman repose sur un trouble lancinant, qui oppresse le lecteur tant Marie Ndiaye tisse un récit opaque, constamment oblique, empli de brouillard et de mystères. Qu'est-il arrivé trente ans auparavant à Me Susane, lorsqu'elle avait dix ans et s'est retrouvée seule dans la chambre d'un adolescent qui pourrait être ( ou pas ) son client ? A-t-elle été ravie au point de vivre le meilleur moment de sa vie ? Ou a-t-elle été ravie au sens de saccagée, abusée ?

On ne sait pas grand chose de Me Susane, presque une abstraction. Pas de prénom. Plutôt laide et grande, plus ou moins mère. Ses contours sont flous au point que je n'ai jamais réussi à me la visualiser. Et pourtant, on ne quitte jamais son for intérieur , on ne voit les événements qu'à travers le prisme de son regard et de sa perception. le personnage est à la fois froid et chaud, fascinante personnalité dans la complexité qu'en capte Marie Ndiaye.

Elle est enfermée dans son passé, dans ses pensées, dans ses ruminations, dans les combats intimes qui l'assaillent et semblent au bord du pourrissement. Entre folie, mythomanie, lucidité. Que ce soit face à cet homme qu'elle croit reconnaître jusqu'au vertige. Dans ses relations avec ses parents qu'elle aime douloureusement, payant le prix fort du transfuge de classe. Dans son métier face à Marlyne, l'épouse infanticide qu'elle défend et dont elle partage un même écartèlement entre la façade sociale et les déchirements intérieurs. Ou encore face à sa femme de ménage dont elle a pris en charge le dossier de régularisation et qui fuit son amitié.

Pour dire cet enfermement terrible avec toutes ses dissonances, Marie Ndiaye a trouvé la juste écriture, spiralaire qui revient comme la marée pour creuser une empreinte de plus en plus inquiétante. Elle ne s'interdit rien, surtout pas un incroyable monologue hallucinée, celui de Marlyne, irrespirable, juste ponctué de « mais » comme un mantra ou une circonstance atténuante à son acte odieux. Et il y a ses litanies en italique comme des bulles de pensée échappées de Me Susane qui perturbe encore plus notre ressenti.

C'est incontestablement une lecture exigeante et déroutante qui pourra être détesté ou portée au nue. Ce conte glacé sur les limbes de la mémoire et la quête d'identité m'a hypnotisée de A à Z, entre autres parce qu'il laisse une liberté totale au lecteur, celle de porter le récit dans une direction ou une autre. Il m'a remuée aussi avec toutes les questions qu'il soulève sans y répondre : peut-on faire confiance à nos souvenirs ? Jusqu'à quel point peut-on se tromper sur sa propre vie ? Vertigineux.
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