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sur 411 notes

L'incipit est incroyablement fort et inscrit de façon indélébile le noeud central du roman ainsi que ses profondeurs secrètes. Me Susane croit reconnaître l'homme qui entre dans son bureau sans en être sûre, sans être sûre qu'il la reconnait, s'il est venu intentionnellement ou si c'est le hasard qui l'amène ici pour l'engager comme avocate de sa femme. le choc est violent au point qu'elle a l'impression qu'on la frappe en plein visage, comme si on voulait la tuer.

Tout le roman repose sur un trouble lancinant, qui oppresse le lecteur tant Marie Ndiaye tisse un récit opaque, constamment oblique, empli de brouillard et de mystères. Qu'est-il arrivé trente ans auparavant à Me Susane, lorsqu'elle avait dix ans et s'est retrouvée seule dans la chambre d'un adolescent qui pourrait être ( ou pas ) son client ? A-t-elle été ravie au point de vivre le meilleur moment de sa vie ? Ou a-t-elle été ravie au sens de saccagée, abusée ?

On ne sait pas grand chose de Me Susane, presque une abstraction. Pas de prénom. Plutôt laide et grande, plus ou moins mère. Ses contours sont flous au point que je n'ai jamais réussi à me la visualiser. Et pourtant, on ne quitte jamais son for intérieur , on ne voit les événements qu'à travers le prisme de son regard et de sa perception. le personnage est à la fois froid et chaud, fascinante personnalité dans la complexité qu'en capte Marie Ndiaye.

Elle est enfermée dans son passé, dans ses pensées, dans ses ruminations, dans les combats intimes qui l'assaillent et semblent au bord du pourrissement. Entre folie, mythomanie, lucidité. Que ce soit face à cet homme qu'elle croit reconnaître jusqu'au vertige. Dans ses relations avec ses parents qu'elle aime douloureusement, payant le prix fort du transfuge de classe. Dans son métier face à Marlyne, l'épouse infanticide qu'elle défend et dont elle partage un même écartèlement entre la façade sociale et les déchirements intérieurs. Ou encore face à sa femme de ménage dont elle a pris en charge le dossier de régularisation et qui fuit son amitié.

Pour dire cet enfermement terrible avec toutes ses dissonances, Marie Ndiaye a trouvé la juste écriture, spiralaire qui revient comme la marée pour creuser une empreinte de plus en plus inquiétante. Elle ne s'interdit rien, surtout pas un incroyable monologue hallucinée, celui de Marlyne, irrespirable, juste ponctué de « mais » comme un mantra ou une circonstance atténuante à son acte odieux. Et il y a ses litanies en italique comme des bulles de pensée échappées de Me Susane qui perturbe encore plus notre ressenti.

C'est incontestablement une lecture exigeante et déroutante qui pourra être détesté ou portée au nue. Ce conte glacé sur les limbes de la mémoire et la quête d'identité m'a hypnotisée de A à Z, entre autres parce qu'il laisse une liberté totale au lecteur, celle de porter le récit dans une direction ou une autre. Il m'a remuée aussi avec toutes les questions qu'il soulève sans y répondre : peut-on faire confiance à nos souvenirs ? Jusqu'à quel point peut-on se tromper sur sa propre vie ? Vertigineux.
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Je suis K.O, au sol, sans vie. Je viens de me prendre deux directs et un uppercut. J'ai bien tenté de cadrer mon adversaire, résister à ses assauts, organiser mes attaques et ma défense. Rien n'y a fait. Je déclare forfait.
Lui, c'est le dernier roman de Marie Ndiaye « La vengeance m'appartient » : je me suis laissé surprendre, je n'avais jamais lu cette autrice. Est-ce que tous ses romans sont de la même veine ? Est-ce que lire ses précédents écrits m'auraient un peu mise sur la voie ? Je n'en sais rien. Par contre, ce que je sais, c'est que je me suis complètement perdue. Enfin, elle m'a perdue. Je ne veux pas endosser toutes les responsabilités. Des textes entièrement symboliques/métaphoriques/allégoriques hyper allusifs, imagés, tarabiscotés et à lire au vingt-sixième degré, c'est pas pour dire mais je connais. Ce n'est pas forcément ce que je préfère mais bon, s'il faut, je prends, même si j'aime bien qu'on me laisse le choix, une certaine « marge de manoeuvre », une forme de liberté quoi. J'apprécie cette possibilité de me balader comme bon me semble entre différents degrés de lecture. Là, on est immédiatement prié de se diriger vers le « voyons voyons, qu'est-ce qu'elle veut dire par là... » Et j'avoue qu'à plusieurs reprises, ça a coincé, je me suis retrouvée un peu dans le noir, à avancer à tâtons et forcément, je me suis cassé la figure... Tout est question de dosage… Les personnages désincarnés sont froids, hiératiques à force de n'être que des idées. Franchement, ça m'a lassée, j'avais l'impression d'être là mais de ne pas avoir été invitée. Et puis aussi, dans le fond, qu'on se foutait un peu de ma gueule. Pourtant, je n'ai pas lâché l'affaire : vous verriez l'état du bouquin. J'ai coché, souligné, surligné, fait des croix, des traits, des flèches, corné des pages, lu, relu. J'ai tenu bon mais vers la fin, alors là, trop c'est trop…
Bon allez, deux mots sur « l'histoire » même si ce terme n'a aucun sens ici. Une avocate, Maître Susane, reçoit à son cabinet un homme dont l'épouse vient d'assassiner leurs trois enfants. Il souhaite que l'avocate prenne la défense de sa femme. Or, Maître Susane croit reconnaître un certain Monsieur Gilles Principaux qu'elle aurait déjà rencontré trente-deux ans auparavant alors qu'ils étaient tous deux enfants et que la mère de l'avocate faisait des ménages dans cette famille bourgeoise. Ce jour-là, ils se seraient enfermés tous deux dans une pièce et... on ne sait pas ce qu'ils ont fait. En tout cas, l'avocate, obsédée par la question de savoir si c'est bien cet homme qu'elle a devant elle, va interroger sa mère qui n'a aucun souvenir du nom de la personne chez qui elle travaillait. Voilà l'axe principal du roman même si d'autres éléments viennent se greffer sur ce noeud central.
Que dire de tout ça ?
Encore une fois, non familière de l'oeuvre de Marie NDiaye et un brin paumée, je suis allée lire et écouter ce que l'autrice disait de son travail et ce que les uns et les autres avaient pensé de ce roman. Eh bien, ça ne m'a pas franchement aidée : entre Arnaud Viviant au « Masque et la Plume » qui pense qu'il s'agit d'une dénonciation du passé colonialiste de la ville (alors là, franchement, c'est fort!) ou Laure Adler qui dans son émission « L'heure bleue » semble être passée légèrement à côté... (C'est d'ailleurs amusant de voir comment Marie NDiaye de sa douce voix au lent débit corrige avec aménité ses analyses quelque peu erronées.) Bref, les uns commentent la forme (à défaut du fond), d'autres se pâment d'admiration devant le chef-d'oeuvre , mais les vraies analyses, personne ne s'y colle. Et pour cause…
Je veux bien en tenter une mais franchement, je ne garantis rien. Il me semble ici que l'autrice met en scène trois femmes puissantes qui veulent se libérer de tous les poids qui pèsent sur elles : une mère infanticide (ancienne prof de français en collège - et heureuse de l'être) qui, pour faire plaisir à son gentil mari, a dû démissionner lorsqu'elle s'est mariée (il disait « ton collège de crotte » - entre nous, j'aurais tué le mec, pas les gosses...) Ce dernier lui a gentiment conseillé de rester plutôt à la maison pour confectionner de bons petits plats bien équilibrés et très sains pour leurs enfants si beaux et en pleine santé. La mère a tenu bon. Un certain temps. Et un jour, elle a plongé la tête des trois loupiots sous l'eau du bain, sachant que cet acte la conduirait immanquablement en prison, là où elle souhaitait aller. Enfin, une chambre à soi. Quitter un enfer pour un autre, plus léger, plus supportable. Et d'une. Libre, en prison... c'est dire l'enfer de la maison. « Mais un petit espace comme ça, tout à moi, mais l'enclos bien précis de mon lit, mais le nid que je m'y suis fait, mais jamais je ne l'avais eu de cette qualité. Mais c'est un véritable sweet home... Mais je suis heureuse ici, je ne veux pas être défendue... »
La seconde qui se libère, c'est l'avocate elle-même. Souvenez-vous de cet épisode dans la chambre : il s'est passé ce qui s'est passé mais dans tous les cas, Maître Susane en a gardé un souvenir éblouissant. Un des plus beaux de sa vie peut-être… Ce garçon, dira-t-elle, est « l'enkystement d'une pure joie. » Or, son père pense qu'elle a été violée et veut donc lui imposer SA vision des choses et par là même « souiller son souvenir ». Elle n'en veut pas et finit plus ou moins par rompre avec les siens, malgré tout l'amour qu'elle leur porte et le besoin qu'elle a d'eux « Pourquoi, mon Dieu, ne puis-je appeler ma mère ? ». C'est le prix à payer pour être libre, libre de ses pensées et de ses fantasmes. « Je dois lutter contre mon propre père pour ne pas transformer mon souvenir, pour ne pas l'ajuster à ce qu'il se représente. »
Enfin, la troisième, c'est la femme de ménage qu'emploie Maître Susane : une Mauricienne, sans papiers, elle travaille au noir. Et il se trouve que l'avocate, dans sa volonté maladive de faire le bien et d'être aimée, veut absolument récupérer une copie de son acte de mariage pour tenter de régulariser la situation de cette femme. L'autre refuse. Pourquoi ? J'ai pas bien compris mais ELLE NE VEUT PAS et donc ne l'apporte pas. En relisant la fin, on peut peut-être comprendre ce refus mais j'ai vraiment la flemme de m'y replonger…
Et puis tiens, j'en vois encore une femme toute-puissante que je découvre à l'instant (et de quatre!) : p 93, voici ce que dit l'avocate au sujet de la femme d'un de ses amis : « elle éprouvait une vague amitié pour cette femme qui s'était dégagée de l'amour fou. » Se dégager de l'amour fou, partir non parce qu'on n'aime plus mais parce qu'on aime trop et qu'on sent que ça va nous tuer, nous empêcher de vivre, nous ôter toute liberté…
Bref, quatre femmes vacillantes et déterminées, titubantes et résolues, chancelantes et obstinées… Quatre femmes qui peuvent chacune dire : « La vengeance m'appartient. » Voilà ce que j'ai compris.
Encore deux mots : outre cette lecture imposée au trente-sixième degré (la concentration de symboles par page est tellement poussée, notamment vers la fin, qu'on frôle l'opacité complète), s'ajoutent des techniques narratives que je trouve a priori intéressantes mais qui ici viennent encore parfois obscurcir le propos : on retrouve en effet le flux de conscience woolfien concrétisé par l'emploi de l'italique (je fais telle chose mais ma pensée est envahie par tout autre chose.) On a aussi les paroles non rapportées à savoir celles que le personnage ne dit pas : « Car nous souffrons, Principaux, car nous souffrons, ne lui dit pas Me Susane. »
Encore une fois, pourquoi pas mais tout est une question de dosage.
Enfin, et c'est peut-être finalement le plus triste, je n'ai pas aimé l'écriture qui selon moi manque de souplesse, de fluidité. Je trouve que c'est lourd, répétitif et que ça accroche. Non, l'écriture n'est pas belle et rend le propos (volontairement je pense) confus. (Ou alors, j'étais très fatiguée cette semaine, ce qui n'est pas à exclure.)
Bref, trop c'est trop.
Et c'est bien dommage parce que je pense qu'il y a beaucoup de choses intéressantes dans ce roman.
Je me sens prête à aimer ce qu'écrit Marie NDiaye mais encore faut-il qu'elle m'en laisse la possibilité, qu'elle m'invite à entrer dans son oeuvre sans me claquer la porte au nez.
C'est un peu dur de rester dehors, avec le froid qu'il fait en ce moment…
Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
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Un défaut d'architecture est souvent cause d'effondrement malgré l'emploi des meilleurs matériaux. Et « La vengeance m'appartient » semble s'inscrire dans cette inexorable fatalité.

Un triple infanticide, une bourgeoisie bordelaise immuable depuis l'époque de François Mauriac, le passé esclavagiste de la ville, la régularisation d'une famille mauricienne, une avocate aussi généreuse que novice, promettaient un savoureux cocktail et la réputation de Marie NDiaye garantir un roman passionnant.

Mais au fil des pages le brouillard apparait, puis le verglas avec ses menaces douloureuses, et ses chutes blessantes.

L'avocate s'évapore progressivement dans ses fantasmes, crée ses « souvenirs » d'enfance, vite démentis par ses parents, des gens solides au pied ancrés dans le réel, qu'elle harcèle jusqu'à ce que son père siffle la fin de la récréation. Même injustice avec Marilyn, son employée de maison; et sa cliente en quête de régularisation, qu'elle persécute pour obtenir un acte de mariage qu'elle a l'outrecuidance d'exiger en se rendant sur place à Saint Louis, sur l'Ile Maurice.

Bâti sans plan apparent, ce roman met en scène des personnages avec lesquels il est impossible de se sentir proche tant certaines réactions sont surprenantes à tel point que j'ai fini par me demander où était la frontière entre la réalité et le délire.

L'auteur a une rare maitrise de l'écriture, de ses nuances, de ses subtilités, mais la trame de ces pages empilées les unes sur les autres sans plan, sans chapitre, sans respiration, rappelle le tragique enchainement qui mena notre système judiciaire dans le pétrin de l'affaire d'Outreau en autorisant un juge débutant à prendre pour vérité les dires d'enfants manipulés par un entourage toxique, voire pervers.

Quand la vengeance appartient à celui qui fabrique les preuves … malheur aux innocents !
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Maître Susane, avocate d'âge mûr installée à Bordeaux, reçoit à son cabinet un nouveau client, Gilles Principaux, venu lui demander d'assurer la défense de son épouse Marlyne, coupable d'un crime abominable. Curieusement, sans qu'elle puisse fonder son impression sur quoi que ce soit de tangible, l'avocate croit reconnaître en cet homme un adolescent rencontré quand elle avait dix ans. de leur tête-à-tête dans la chambre du jeune garçon, elle ne se souvient de rien, mais a gardé l'empreinte de ce qu'elle interprète aujourd'hui comme un moment d'éblouissante passion.


D'emblée piqué par une impression d'étrangeté et de mystère, tout entier tendu dans l'attente d'explications, le lecteur engagé tambour battant dans cette lecture risque fort de la découvrir de plus en plus opaque et de l'achever sur le constat désemparé de n'y avoir rien compris. C'est que la construction du livre reflète l'obscur cheminement de Maître Susane, depuis le refoulement au fond de son inconscient d'un traumatisme que l'on ne pourra que deviner, jusqu'au déchirement progressif du voile protecteur de l'oubli lorsque, trente ans plus tard, elle reconnaît confusément la toxicité d'un autre homme au point de le confondre avec son ancienne connaissance.
Comme rien de tout cela ne se déroule de manière linéaire mais nous est suggéré par touches et allusions désordonnées, comme autant de pièces d'un puzzle éparpillé, le lecteur se retrouve lui aussi le jouet aveugle et impuissant de l'inconscient de Maître Suzane, dont il devient de plus en plus évident qu'il la protège plus ou moins bien de la dépression et de troubles relationnels, consécutifs au choc jamais verbalisé vécu dans son enfance.
Le récit se sera jamais très explicite sur la psychologie et les motivations de chacun des époux Principaux. Leur histoire s'avèrera finalement le déclencheur d'une prise de conscience tardive de son traumatisme par Maître Susane, et l'occasion pour elle, telle une formidable revanche, de comprendre et de révéler la responsabilité du mari, perversement possessif et manipulateur, dans le passage à l'acte de l'épouse, coupable flagrante mais aussi victime ignorée.


A la virtuosité de la construction et à la profondeur psychologique des personnages vient s'ajouter une écriture travaillée dans ses moindres détails, y compris les tics de langage des personnages. Dans l'accumulation de ses « mais », Marlyne exprime sa protestation contre l'enfermement invisible de sa vie conjugale et fournit les raisons de son coup de folie. Dans celle de ses « car », son mari se justifie de la normalité de ses propres comportements. le texte devient ainsi un bijou de symbolisme, tant sur la forme que sur le fond.


D'un premier abord désarçonnant pour ne pas dire abscons, cet étonnant roman est une performance littéraire et une expérience de lecture troublante et exigeante. Obsédante et inquiétante, son histoire s'avère la face émergée de profondeurs vertigineuses, nous faisant prendre conscience du gouffre insondable de notre mémoire et de notre inconscient, sur lequel nous construisons nos personnalités et nos existences. Chaque lecteur y trouvera sa propre interprétation et devra répondre seul aux questions restées ouvertes.

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Focus sur une seule femme dans ce roman pour l'auteure des «Trois femmes puissantes », Me Susane, une avocate sans prénom à la mémoire défaillante, au parcours de femme incertain, aux contours évanescents. Un portrait flottant, en lisière de l'onirisme, ouvert à une multitude de questions.
Et de questions, c'est peu dire qu'il y en a ici, l'intrigue se construisant essentiellement autour d'elles. À commencer par la principale, liée à ce mari déboussolé qui vient dès le début du récit demander à Me Susane de bien vouloir prendre en charge la défense de son épouse. Gilles Principaux il se nomme, un patronyme qui résonne comme un trauma dans la mémoire fluctuante de notre avocate :
« Qui était, pour elle, Gilles Principaux ?
Comment le savoir, comment se fier à cette intuition exaltante, blessante, inquiétante qu'il avait été l'adolescent dont elle s'était éprise à jamais, autrefois, dans une maison de Caudéran qu'elle aurait été incapable de reconnaître aujourd'hui ? »
La première énigme est là, contrebalancée par des faits implacables ceux-là, concernant l'épouse infanticide de Gilles Principaux. Bien plus qu'une épouse infanticide d'ailleurs, une mère infanticide, qui a même triplé son méfait. La figure maternelle tueuse en série de sa progéniture questionne, elle peut infléchir l'axe de la réflexion sur sa personnalité : « Non pas : qui est Marlyne ? Mais : Qu'est-ce que c'est donc que Marlyne ? Se demandait-elle, désorientée et toute colère envers cette femme d'un coup retombée. »
Et le roman de dérouler ainsi sa litanie d'ombres et de mystères sur les personnages et leurs relations, au gré d'une prose envoutante, tortueuse voire piégeuse par moments, en perpétuelle recherche d'un langage élaboré. Marie N'Diaye n'hésite pas devant le contre-pied, à dire par exemple ce que ne dit pas le protagoniste, un mode discursif parfois déroutant : « Elle ne disait pas à Rudy : Et puis quelle importance, l'amour ? Il suffit de bien s'entendre, de parler, de s'amuser ensemble non ? »
Elle n'hésite pas devant un monologue de 10 pages frappées de mais, qui résonnent comme des claquements de fouet.
Elle n'hésite pas non plus à nouer des liens parfois improbables entre ses personnages, comme dans un rêve où tout se mêlerait, à imbriquer des étages supplémentaires d'incertitudes.
Et tout cela favorise l'accès à l'univers singulier de Marie N'Diaye, dans un roman au charme ineffable empreint de mystère, aux vagues contours oniriques, mais aussi un roman ouvert dont on peut ressortir avec pas mal de questions.
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Lorsque Gilles Principaux entre dans son cabinet, Me Susane est aussitôt convaincue de l'avoir rencontré trente-deux ans auparavant, alors qu'elle était petite fille : est-ce bien lui ? Et si oui, pourquoi l'a-t-il choisie pour défendre sa femme mise en examen pour infanticide ? Partage-t-il l'étrange souvenir de cette journée ? Et comment aurait-il pu glisser d'une enfance délicieuse à la scène d'épouvante qui a défrayé la chronique ? Comment, d'ailleurs, en arrive-t-on à une telle horreur ?

C'est impressionnant de voir comment Marie NDiaye construit son roman à partir de finalement pas grand-chose puisque presque tout se passe dans la tête de Me Susane. J'ai été fascinée par l'ambiguïté qui traverse son existence : ambivalence du souvenir de ce jour où elle a été « ravie », sentiments partagés à l'égard de ses parents (si aimants qu'ils rendent ses propres faiblesses insoutenables), des affaires qu'elle traite en tant qu'avocate (honteusement fascinée par leur noirceur), ou de Sharon qu'elle a employée pour « faire le bien » mais à laquelle elle trouverait indécent de laisser prendre soin de son intérieur même si elle se froisse de la distance que la femme de ménage lui impose.

Cette protagoniste empêtrée dans ses contradictions incarne puissamment la douleur de s'élever au-dessus de son milieu social d'origine, le souci permanent de donner le change et la difficulté de s'extraire des réflexes d'allégeance aux bourgeois. Quelle bonne idée d'avoir situé cette histoire dans le Bordelais qui incarne parfaitement l'implacabilité des clivages sociaux !

Le roman restitue avec finesse la manière dont Me Susane se débat avec tout ça. Elle doute de sa mémoire, s'assène de petites phrases restituées en italiques pour se rassurer sur la fiabilité de ses souvenirs, la pureté de ses intentions à l'égard de Sharon, l'amour porté à ses parents dont les attentes anxieuses la poussent pourtant à bout… En regard, deux autres femmes sur lesquelles pèsent aussi leur différence de statut et des attentes écrasantes – familiales pour Marlyne Principaux, morales pour Sharon –, chacune avide de se réapproprier son existence.

Tout cela provoque le doute et donc la curiosité : j'ai été happée par ce texte. Mais en même temps, il m'a complètement perturbée. J'ai tâtonné, douté et essayé de retrouver pied, un peu comme les personnages qui évoluent dans une ville de Bordeaux plongée en permanence dans un brouillard épais. L'épilogue n'a pas complètement satisfait ce besoin d'y voir plus clair mais j'ai conscience que c'est probablement l'intention. Dans la vie, les choses sont rarement tranchées. Ce sera au lecteur de se faire son opinion sur les faits, tel un membre de jury de tribunal.

Un roman déstabilisant, mais fascinant.
Lien : http://ileauxtresors.blog/20..
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Roman étrange .Mais le charme (au sens propre) de ce livre est de se laisser envoûter sans trop se poser de questions malgré parfois des phrases longues , affolées et obsédantes, voire hallucinantes.
Une avocate lambda reçoit un client qui lui demande de défendre son épouse coupable d'avoir tué ses trois enfants...oui ça commence bien!
Cette avocate se trouble en voyant cet homme; elle est persuadée d'avoir passé un moment dans une chambre avec lui , elle avait 10 ans, lui 15, mais était ce un enchantement ou un cauchemar?
Elle ne peut se souvenir, elle est étrange, s'entend mal avec ses parents, a été heureuse d'être quittée par un homme qui devient tardivement son ami , il est accompagné de sa petite fille. Elle doute aussi de la sincérité de sa femme de ménage.
Je n'ai pas réussi à bien visualiser les personnages et n'ai éprouvé aucune sympathie pour eux.
Tout est troublant dans leur vie et donc dans ce roman; on est troublé aussi , comment sera défendue cette mère infanticide? C'est la raison du titre.
C'est une belle performance littéraire qui demande une lecture exigeante.
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« Me Susane ne détestait pas que ses amis l'imaginent ainsi : libre, folâtre, indépendante d'esprit – espérant en son for intérieur que de telles appréciations finiraient par la modeler, par la contraindre de s'y ajuster et qu'elle deviendrait réellement une femme au charme discrètement excentrique. Me Susane savait qu'elle se forgeait, sur ce point, des fantasmes. »

Et des fantasmes, le personnage principal de ce roman en entretient beaucoup… Elle n'est d'ailleurs sur ce point guère différente des personnages des romans précédents de Marie NDiaye, ou même des autres personnages de celui-ci.

Me H. Susane est une avocate bordelaise obscure, la petite quarantaine, installée depuis peu à son compte. Son cabinet ne croule pas sous la clientèle. Et pourtant, Gilles Principaux, le mari de Marlyne Principaux, accusée d'avoir assassiné ses trois enfants, la sollicite pour accepter de la défendre.

Ce Gilles Principaux, elle l'a peut être connu dans sa jeunesse. Il pourrait avoir été l'auteur d'une grave offense dont Me Susane ne se souvient plus, ou ne veut pas se souvenir. Mais rien n'est clair, ni pour elle, ni pour ses parents avec qui elle se brouille pourtant à cause de cette énigme.

Les ressorts judiciaires de ce roman n'en font pas un roman « plus facile » à appréhender pour qui voudrait découvrir l'écriture si particulière de cette autrice. Personnellement, j'en suis amateur depuis longtemps, mais je comprends qu'elle puisse déconcerter. Tempêtes incessantes sous un crâne, ou des crânes, chacun se formant des images sans cesse changeantes des autres, y compris proches. On est dans l'excès, le fantasme donc, plus particulièrement lorsque l'autrice tâche de dénouer des relations familiales par nature compliquées et douloureuses.

J'y ai reconnu cette fois-ci quelque chose des emballements et de la cérébralité des personnages de Nathalie Sarraute, en un peu plus incarné tout de même.
Marie NDiaye poursuit son oeuvre, sans trop s'éloigner de sa manière initiale. Mais pourrait-elle changer radicalement ? Je ne le pense pas. Elle s'est récemment tournée un peu plus vers l'écriture de textes destinés au théâtre, que je lirai certainement.
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J'ai bien aimé ce conte étrange, en n'étant pourtant pas vraiment sûr d'avoir tout compris. Les personnages ne sont pas à prendre dans une réalité, mais plutôt, il me semble, dans un monde onirique fait de pensées contenues, d'émotions, de questionnements sur le passé. Ils n'ont pas d'existence propre et ne sont eux même que des fantômes en questionnement. A ce titre Me Suzanne s'interroge sur son passé et ses répercussions dans son présent. le monde qui l'entoure me semble tout aussi improbable. Je ne connais pas Bordeaux, mais cette ville est décrite comme une ville du Nord, couverte de verglas et de brouillard, plus que du Sud-ouest. Métaphore des pensées de Me Suzanne. On pourra être facilement déroutés par cet aspect fantomatique du monde décrit par Marie Ndiaye, mais il faut simplement se laisser aller, accepter que les choses adviennent de manière inattendue, improbable, comme elles parviennent dans la vie de Me Suzanne.
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Une lecture particulière. On sent planer tout du long un danger, un danger psychique, existentiel même. Car c'est l'essence même de l'existence et de l'identité de Me Susane qui est remise en question ici. Ses parents, son ancien amoureux et sa fille, sa femme de ménage mauricienne, son client... Qui sont tous ces gens qu'elle côtoie pour elle ? Et qui est-elle pour eux ? Rien n'est clair, tout est fuyant, comme un rêve dont on essaie désespérément de se souvenir au réveil, mais qui nous échappe.

Beaucoup de thèmes sont abordés avec justesse, malgré le flou qui persiste dans ce récit que nous suivons enfermés dans la tête de Me Susane : infanticide, immigration, transfuges et rapports de classes...

Une lecture particulière donc, qui m'a retourné la tête puis m'a laissée en suspens.
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