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Citations sur Maisons vides (38)

(Les premières pages du livre)
« Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait entre la balançoire et le toboggan du parc où je l’emmenais les après-midis. Je ne me souviens de rien d’autre. Ou plutôt si, je me souviens d’avoir été triste parce que Vladimir m’a annoncé qu’il partait, parce qu’il ne voulait pas tout brader. Tout brader, comme quand on vend quelque chose de précieux pour deux pesos. Ça, c’était moi quand j’ai perdu mon fils, celle qui de temps en temps, après quelques semaines, se débarrassait d’un amant furtif lui ayant offert en cadeau, parce qu’il avait besoin d’alléger son pas, des plaisirs sexuels à rabais. L’acheteuse arnaquée. L’arnaqueuse de mère. Celle qui n’a rien vu.

Je n’ai pas vu grand-chose. Qu’ai-je vu ? Je cherche parmi la chaîne de souvenirs visuels le plus petit fil conducteur qui me mènerait, ne serait-ce qu’une seconde, à comprendre à quel moment. À quel moment ? Lequel ? Je n’ai plus revu Daniel. À quel moment, à quel instant, entre quels petits cris étouffés d’un corps de trois ans est-il parti ? Qu’est-il arrivé ? Je n’ai pas vu grand-chose. Et bien que j’aie marché entre les gens en répétant son nom, je n’entendais plus rien. Des voitures sont-elles passées ? Y avait-il plus de monde ? Qui ? Je n’ai plus revu mon fils de trois ans.
Nagore sortait de l’école à deux heures de l’après-midi, mais je ne suis pas allée la chercher. Je ne lui ai jamais demandé comment elle était rentrée à la maison ce jour-là. En fait, nous ne nous sommes jamais demandé si l’un de nous était rentré ce jour-là, ou si nous étions tous partis dans les quatorze kilos de mon fils sans jamais revenir. Et jusqu’à aujourd’hui, aucune image mentale ne me donne la réponse.
Après, l’attente : moi, affalée sur une chaise crasseuse du bureau du ministère public, là où Fran m’a récupérée plus tard. Nous avons attendu les deux, et même si nous avons fini pour nous lever et que notre vie à continué, notre esprit est toujours là, à attendre des nouvelles de notre fils.

J’ai souvent souhaité qu’ils soient morts. Je me voyais dans le miroir de la salle de bain et je m’imaginais me regardant pleurer leur mort. Mais je ne pleurais pas, je retenais mes larmes et mon visage redevenait neutre, au cas où je n’aurais pas été assez convaincante la première fois. Alors je me replaçais devant le miroir et je demandais : qu’est-ce qui est mort ? Comment, qu’est-ce qui est mort ? Qui est mort ? Les deux en même temps ? Ils étaient ensemble ? Ils sont morts, morts, ou c’est une histoire inventée pour me faire pleurer ? Qui es-tu toi, toi qui m’annonces qu’ils sont morts ? Qui, lequel des deux ? Et moi, j’étais ma seule réponse face au miroir, à répéter : qui est mort ? Que quelqu’un soit mort, s’il vous plaît, pour ne plus sentir ce vide. Et face à cet écho silencieux, je me disais les deux : Daniel et Vladimir. Je les ai perdus les deux en même temps, et les deux, sans moi, sont toujours en vie quelque part dans ce monde.
On peut tout imaginer, sauf se réveiller un matin avec le poids d’un disparu sur les épaules. C’est quoi un disparu ?
C’est un fantôme qui nous poursuit comme s’il faisait partie de notre corps.
Même si je ne voulais pas être une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec pitié, je suis souvent retournée au parc, presque tous les jours, pour être exacte. Je m’asseyais sur le même banc et repassais tous mes mouvements en mémoire : le téléphone dans la main, les cheveux dans le visage, deux ou trois moustiques qui me pourchassaient pour me piquer. Daniel, avec un, deux, trois pas et son rire bête. Deux, trois, quatre pas. J’ai baissé les yeux. Deux, trois, quatre, cinq pas. Là. J’ai levé les yeux vers lui. Je le vois et je retourne à mon téléphone. Deux, trois, cinq, sept. Aucun. Il tombe. Il se relève. Moi, avec Vladimir dans l’estomac. Deux, trois, cinq, sept, huit, neuf pas. Et moi, tous les jours, derrière chaque pas : deux, trois, quatre… Et ce n’est que lorsque Nagore me dévisageait avec honte parce que je me trouvais encore là, entre la balançoire et le toboggan, à empêcher les enfants de jouer, que je comprenais tout : j’étais devenue une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec peur et pitié.
D’autres fois, je le cherchais en silence, assise sur le banc, et Nagore, à côté de moi, croisait ses jambes et restait muette, comme si sa voix était coupable de quelque chose, comme si elle savait d’avance que je la détestais. Nagore était le miroir de ma laideur.
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Je n’ai pas vu grand-chose. Qu’ai-je vu ? Je cherche parmi la chaîne de souvenirs visuels le plus petit fil conducteur qui me mènerait, ne serait-ce qu’une seconde, à comprendre à quel moment. A quel moment ? Lequel ? Je n’ai plus revu Daniel. A quel moment, à quel instant, entre quels petits cris étouffés d’un corps de trois ans est-il parti ? Qu’est-il arrivé ? Je n’ai pas vu grand-chose.
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Le couvercle d’une cocotte-minute qui bouge de quelques millimètres, juste assez pour que la vapeur nous brûle. On ne penserait pas que la vapeur brûle, parce que ce n’est pas du feu, parce qu’elle n’est pas solide, mais elle brûle, comme les rires dans la tête, une vapeur qui brûle et se répand quand elle sort, et là, on ressent de la haine. On ressent de la haine à rire malgré soi.
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Se toucher. Me toucher. Les femmes pensent qu’il y a trop de liberté dans l’air et ne réalisent pas à quel point il est facile de se créer sa propre prison. Elles cessent d’emprunter le chemin prévu. Elles sortent de la première prison familiale et chancellent, font des faux pas, agitent maladroitement leurs ailes et se mettent à construire de petits nids avec n’importe quoi.
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Et Daniel pleurait comme l’homme qui sait qu’il peut manger, dormir et pleurer quand bon lui semble, parce que nous, les femmes, bien que fatiguées et somnolentes, sommes à ses pieds.
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Leonel était moins violent envers moi, mais il n’était pas débordant d’amour non plus. Je le suppliais de me dire quelque chose, de me regarder, de me répondre, de m’appeler Maman. Mais il ne soutenait mon regard que quelques secondes, et le pire, c’est que c’était suffisant pour que je voie la tristesse dans son regard et que je comprenne que ses grands yeux n’étaient pas faits pour me voir moi, et je me sentais très mal.
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J’essayais de faire de la maison un vrai foyer, et c’est pour ça que même si j’avais peur que les choses se compliquent, j’ai demandé à mes cousines de venir me voir. Une est venue, celle qui avait deux filles. Mais j’ai ensuite regretté de l’avoir invitée, parce qu’elle n’est venue que pour faire sa vipère et voir quels ragots elle pourrait rapporter, elle m’a même dit que je devenais moche.
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Il m’a dit, si tu veux être mère, tu vas le faire comme il faut, même si le petit est débile. Il est pas débile, sois pas idiot. Et par idiot, ce que je voulais dire c’est que c’était impossible qu’il ne se rende pas compte que j’avais amené Leonel dans notre vie pour que nous formions une famille, pour qu’il l’aime, pour que lui aussi s’en occupe et peut-être que si, peut-être que si Leonel était autiste c’était pour le punir de ne pas m’avoir fait ma fille, ça aurait été si facile…
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Je pensais que nous avions juste besoin d’un peu de temps pour apprendre à nous connaître, une famille ne se forme pas du jour au lendemain. L’autisme est venu tout gâcher, ou alors c’est plutôt moi qui ne sais pas choisir les hommes de ma vie. Parce que choisir les hommes de ma vie implique un tas de choses, entre autres, le fait de ne pas se manquer de respect, et pourtant, nous nous sommes rués de coups la première nuit que Leonel a passée à la maison.
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On ne ressent pas toujours de la haine. On n’a pas toujours envie de pleurer. Ce n’est que de temps en temps que les vieilles blessures se rouvrent à la moindre occasion. Un matin, on peut croire que ça va aller mieux, et un autre on sait que ce ne sera pas le cas. On perd espoir et on vit avec un poids dans l’estomac qui n’a rien à voir avec la digestion. Une bosse dans l’appareil digestif, une boule qui nous empêche de manger même si on a faim, une entaille qui nous empêche de boire parce qu’elle brûle. On ne ressent pas toujours de la haine. On n’a pas toujours envie de pleurer.
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