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Critique de Apoapo


La constitution d'un territoire d'intimité, entendu comme un espace dont le sujet décide d'y inclure ou d'y exclure autrui, représente ici le fondement de la construction de soi. Dans cet essai, il se décline de façon doublement ternaire : chronologiquement, il concerne successivement l'individu – c'est-à-dire l'émancipation de l'adolescent de sa famille d'origine –, le couple – la négociation de l'espace d'intimité commun constitué par l'abandon d'une part de l'intime des deux sujets qui le composent –, la famille – la modification de ce territoire lorsque les enfants paraissent ; et de par les trois composants qui le forment : l'espace physique (corporel et habitat), l'espace psychique, et le domaine de compétence, « autrement dit, l'être, la pensée et l'agir ».
L'idée fondamentale est que la constitution de ce territoire tripartite repose sur des étapes qui se répètent de façon analogue dans chaque cas : il s'agit d'abord de mettre en question le rapport aux normes – normes parentales, normes de chacun des conjoints (par dons et renoncements), normes culturelles et sociales des deux familles d'origine et du modèle de famille dominant – puis d'un processus que l'auteur appelle « l'automythification », c'est-à-dire l'invention de sa propre norme par la différence : ce processus comporte deux mythes, dits de la « prédestination » et des « ordalies » ; enfin ces mythes doivent être mis à l'épreuve de la réalité, ce que l'auteur appelle « la normalisation ».
Naturellement, chaque étape comporte des difficultés de construction, voire des ratés : en tant que psychothérapeute familial, l'auteur présente dans chaque partie des études de cas cliniques, dont des interprétations sont fournies des déficiences dans le processus de constitution de l'intime, ainsi que des questionnaires qu'il soumet sans doute à ses patients, tels celui-ci, intitulé « La conquête de votre "intime physique" » :
« - Aviez-vous votre chambre ?
- Aviez-vous une armoire ou un tiroir qui vous étaient réservé ?
- Étiez-vous "gérant" de votre espace, étiez-vous chargé de l'entretenir ?
- L'état de votre chambre était-il contrôlé ?
- Aviez-vous le droit de fermer la porte de votre chambre ?
- Aviez-vous la possibilité de fermer cette porte par un verrou ou à l'aide d'une clé ?
- Aviez-vous la possibilité de choisir vos vêtements ?
- Pouviez-vous disposer d'un lieu fermé pour votre toilette ?
- Votre hygiène corporelle était-elle contrôlée ?
- Pouviez-vous consulter seul(e) un médecin ?
- Votre correspondance ou vos appels téléphoniques étaient-ils surveillés ?
- Pouviez-vous accéder à la chambre de vos parents librement ? À celle de vos frères et soeurs ? Et réciproquement ?
- Pouviez-vous circuler en tenue légère ? Et vos parents, frères et soeurs ?
- Pouviez-vous recevoir des ami(e)s ? » (p. 46)

Après les trois chap. chronologiquement présentés dans les temps de l'intimité individuelle, du couple et de la famille, suit un quatrième chapitre : « La mort de l'intimité ». La perte de l'autonomie et le décès modifient naturellement le territoire de l'intimité ; deux cas sont traités spécifiquement : le « deuil aggravé », qui est celui où la perte d'une personne, membre pivot de la famille, provoque l'effondrement de cette dernière (par ex. la mort de l'enfant) ; ainsi que la catastrophe intime dont un seul membre de la famille survit ; trois cas sont présentés : celui d'une jeune Tutsie rescapée des massacres du Rwanda, celui de Jorge Semprun, rescapé d'un camp de concentration nazi, celui d'Anny Duperey, comédienne et écrivaine, ayant perdu ses parents à l'âge de huit ans par une intoxication au gaz provoquée par la défectuosité d'une chaudière. Il s'avère que le parcours de reconstitution de l'intime des survivants est analogue aux autres processus, et qu'il requiert trois générations.

Malgré quelques vagabondages, je n'ai pas épuisé mon filon d'approfondissement de l'anthropologie de la parentalité (en particulier de la paternité), dans lequel j'inscris cette lecture. En réalité, je doute que son auteur, psychanalyste et psychothérapeute, se reconnaîtrait dans mon intention, peut-être même la contesterait-il. Mais le fait est là qui rappelle le fameux dilemme de la primauté respective de l'oeuf ou de la poule : en établissant une chronologie fondée sur l'individu et non sur la famille, bien qu'il représente graphiquement trois cercles disposés en triangle et reliés par une double flèche, dans lesquels il place un individu, un couple et une famille avec enfant, l'auteur choisit implicitement une forme culturelle, celle du modèle sociologique individualiste. Ce choix s'inscrit clairement dans notre modèle anthropologique contemporain occidental dans lequel s'opère son activité thérapeutique et de recherche. D'ailleurs, un simple aperçu des questionnaires (dont celui que j'ai délibérément cité in extenso) ainsi que des cas cliniques étudiés nous situent dans notre propre contexte social présent. Les dysfonctionnements de l'intime, et la pertinence même de cette notion sont culturellement connotés ; d'ailleurs à aucun endroit l'auteur n'a la prétention d'affirmer une quelconque universalité du processus qu'il expose. Il fait même l'inverse, lorsqu'il parle de « mythes » et de « normes » : deux termes usuels de l'anthropologie. La perspective de l'individu qui s'émancipe de ses parents, qui négocie les conditions de constitution de son entrée en couple et enfin sa propre norme de constitution d'une intimité familiale à partir du couple n'est dans le fond pas contradictoire avec une perspective réciproque de la parentalité qui serait plus figée et dépositaire des normes, et qui poserait les conditions, les limites et les règles d'éventuels écarts individuels dans des territoires où l'intimité serait plutôt l'exception que la règle et les mythes ne seraient pas l'apanage d'un individu appelé à les (re-)créer à chaque génération...
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