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Critique de HordeDuContrevent


Envoutant, onirique et teinté de réalisme magique…

L'auteur est peu connu et c'est, je crois, son seul livre. Né en Malaisie, il vit à Taïwan et est professeur de littérature chinoise à l'université.
Si j'ai d'abord été attirée irrésistiblement par la couverture qui rafraîchit au simple regard, et le titre très sobre, la plume de NG Kim Chew m'a vite prise dans ses filets.
En sept tableaux dits « de Pluie » avec des sous-titres qui, chacun, privilégient un élément récurrent du récit, l'auteur s'immisce dans le vécu chaotique, voire dramatique, d'une famille de migrants chinois, réfugiée au coeur de la forêt vierge malaisienne, en bordure de plantations d'hévéas. le point commun entre ces sept tableaux : la pluie. La pluie sous toutes ses formes depuis la violente drache jusqu'à la brumeuse bruine. La pluie qui tombe, trombe, nettoie, noie, engloutit, ensevelit. La pluie qui trouble les contours rendant la vie proche du rêve ou du mirage. La pluie qui donne à l'atmosphère une odeur et une ambiance particulière, à la fois luxuriante et inquiétante, ravivant les verts, abreuvant les vers, faisant de cette forêt vierge un lieu hors du temps et de l'espace.

« Les rigoles d'eau qui tombent de l'auvent forment un rideau d'une éblouissante blancheur, de loin en loin la forêt est un vaste territoire aquatique, du ciel la pluie s'abat par vagues, si dense qu'elle comble les espaces entre les arbres ».

Ces tableaux ne sont pas seulement poétiques et envoutants, simples déclinaisons et exercices de style sur la pluie, ils sont en réalité avant tout des témoignages…Ces paysages aquatiques sont en effet le reflet irisé de la vie quotidienne de ces familles qui recueillent l'hévéa en pleine forêt vierge, quotidien particulièrement éprouvant rythmé par de nombreux accidents dramatiques. Ils sont les témoins de l'histoire terrifiante de ces lieux où les chinois sont persécutés par les Japonais. Un des tableaux est même très éprouvant à lire, viols et tortures y sont rapportés avec moult détails, le tableau s'appuyant sur des ouvrages historiques et des témoignages dont les titres sont tous donnés en fin du chapitre concerné. Ces tableaux sont enfin les témoins enfin des croyances et des superstitions de ces peuples.

« Souvent, cela se passe comme ça : un groupe est emmené en forêt, parmi eux des femmes, des enfants, des adolescents. Ils sont mis en joue par les soldats qui leur ordonnent de creuser une grande fosse, une oppressante moiteur s'échappe de la terre rouge et humide qu'ils retournent. On les fait s'agenouiller serrés les uns contre les autres, puis un par an, ils sont passés au fil du sabre ».

Le personnage central des différents tableaux est un petit garçon dénommé Sin. Il apparait à chaque fois. Mais nous ne lisons pas une histoire linéaire, chaque tableau est une variante possible de la destinée de cette famille et dans chaque tableau un drame est survenu. Dans l'un d'eux le père est mort, écrasé sous un arbre, dans un autre le petit Sin est mort tombé dans un puits, dans un autre, c'est la petite soeur qui a disparu ayant succombé à une forte fièvre, à chaque fois le dénouement est tragique ce qui n'empêche pas, au tableau suivant de voir ces morts réapparaitre, vivants ou fantômes, vivants ou éléments des rêves, plus jeunes ou plus âgés. Les frontières sont floues comme le sont les contours de toutes choses avec la pluie…cette pluie coule entre ces petites histoires et nous, de naviguer de l'une à l'autre sur cette pirogue en forme de poisson qui revient également constamment en filigrane dans chaque récit, à nous de choisir le bras d'eau, la destinée, dont nous désirons être témoins. Et d'ailleurs, peu importe, quelle que soit l'issue, « Après la pluie, çà et là sur la terre, l'herbe repousse. ».
Au fil de nos pérégrinations dans les méandres de ces histoires, nous voyons ressurgir à la surface du terrain boueux les souvenirs enfouis dans le sol par la pluie, surgissements étonnants permettant de ne pas oublier et de mesurer le temps écoulé malgré ce cycle ininterrompu de la pluie qui lessive tout, tout le temps, inlassablement, déformant la linéarité du temps à laquelle nous sommes habitués. La pluie est finalement le rythme et l'horloge du temps…

« Au ronflements réguliers du grand-père, on dirait que c'est la vieille demeure elle-même qui respire. Il a soudain l'impression que son corps s'ouvre à la multitude. Il sent qu'au-dehors, le temps a brusquement changé, la pluie fine se résout en bruine. On dirait que la main du vent sème des poignées de sable, des poignées de riz. Dans le lointain, venue des confins d'un monde plus lointain encore, konglong konglong, une clameur s'avance pareille à une vague ».

Au fur et à mesure des tableaux entrevus, un mélange de sensualité, voire d'érotisme, et de réalisme magique se fait plus fort jusqu'à la dernière histoire intitulée « côa côa côa », acmé du récit, nouvelle qui n'est pas dénommée « tableau » particulièrement étrange et fantastique.

Ce texte fut une belle découverte. Pas étonnant qu'il ait obtenu le prix Emile Guimet de littérature asiatique en 2022. C'est un livre envoutant, très dépaysant, singulier dans lequel l'onirisme et le fantastique ne sont que prétextes pour lever le voile sur une humanité aux conditions de vie éreintantes entre les griffes cruelles de l'Histoire.
J'ai pu en apprendre un peu plus sur l'histoire malaisienne et sa diaspora chinoise.
NG Kim Chew a l'art de témoigner pour ces vies invisibles, à l'art de mettre en valeur la liberté de conscience et d'expression, en transformant mots et paroles, faits et actes, en eau, en mouvement, en choses finalement si éphémères que seuls les rêves et les mirages, tout en poésie, maintiennent en vie…



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