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Critique de HordeDuContrevent


Un roman dystopique, mâtiné de polar et de philosophie, voilà ce que nous propose Matthieu Niango, philosophe de formation, dont il s'agit du premier roman, mais pas du premier ouvrage, comme l'attestent ses essais, notamment un sur la notion de démocratie « La démocratie sans maîtres » en 2014 et un autre sur les gilets jaunes en 2020 « Les Gilets jaunes dans l'histoire ». A-t-il voulu réunir dans ce roman ambitieux les sujets de ses deux essais, réfléchir sous une forme romancée à la notion même de démocratie, et donner la parole aux gens marginalisés, exclus ? Nous pouvons le penser tant « La dignité des ombres » entremêle avec maitrise ces deux éléments. L'auteur pousse même jusqu'au bout son raisonnement en imaginant une démocratie « pure », qui se veut la plus subtile possible en termes de partage du pouvoir, de modes d'élection, d'implication citoyenne, et en nous montrant une société organisée en castes non pas sur la base des connaissances et du savoir en donnant les premières place aux plus savants, encore moins sur la base de l'argent et du pouvoir qu'il procure, mais sur la base de la maitrise du feu.

Il faut dire que la Terre, après avoir vécu le Réchauffement, La Grande Migration, la Colonisation, la Première Révolution et la Deuxième Révolution (durant laquelle des manipulations génétiques ont conduits à la création de monstres relâchés accidentellement dans la nature qui hantent désormais la Cité, les fameux goules) , est rythmée désormais pas la présence de deux saisons clivantes, La Grande Nuit d'une durée de six mois, où la seule lumière de la cité provient des torches, et le Grand Jour, les six autres mois, durant laquelle la lumière est perpétuelle. La maitrise du feu, qui est redevenue chose secrète, est donc primordiale durant la Grande Nuit, sous peine de se faire attaquer par les goules.
Les jeunes gens se préparent durant toute leur enfance au Grand Concours, concours dans lequel il faut donner de sa personne (certains n'en ressortent pas indemnes) et qui décide de leur appartenance à un ordre : l'ordre le plus suprême de la cité de Nimrod est celle des Lumineux, en charge du feu ; vient ensuite l'ordre des Chantres auxquels est confiée l'éducation des Nimrodiens, puis l'ordre des Prête-Lumière en charge de la sécurité de la cité, ensuite viennent les Luminés, le reste des citoyens, ordre plus ouvrier…et enfin les Ombres, tout en bas de l'échelle sociale.

On ne nait pas Ombre, on le devient. Notamment après un échec : soit parce qu'on a raté le Grand Concours (on peut le refaire tous les sept ans), soit parce qu'on n'arrive plus à accomplir ses tâches professionnelles aussi bien qu'une machine. On devient alors inutile économiquement. Et dans ce cas, devenir Ombre cela signifie ne plus accomplir ses devoirs civiques, vivre isolé, ne plus participer à la vie de la société, ne plus être nommé ou regardé même par sa propre famille. Aucune des castes ne peuvent vous parler sauf cas d'extrême urgence par les Porte-Lumière. Une Ombre n'a pas le droit de regarder son reflet sur quelque surface que ce soit…Être Ombre, c'est ne plus exister en quelque sorte.

Nous suivons les aventures de deux Porte-lumière à qui est confiée l'énigme de la disparition inquiétante de citoyens fauteurs de troubles, voleurs de torches, et qui auraient des liens avec les Ombres…

Matthieu Niango a tout prévu, c'est magistral, depuis la façon de sanctionner un citoyen (sanctions toutes prononcées par des citoyens tirés au sort), en passant par la propriété, notamment des moyens de production qui est chose collective, le partage des bénéfices, l'obligation de s'impliquer dans la vie citoyenne, la gestion des salles à fantasmes pour pouvoir se défouler de tout son soul, jusqu'à l'éducation des enfants qui se soumettent, de 11 ans à 13 ans, à l'épreuve de la rotation des progénitures où chaque enfant vit au sein d'une autre famille que la sienne, désignée par tirage au sort.

« Cette rotation des progéniture était un acquis de la Première Révolution. Confier ses enfants à un autre foyer devait favoriser l'égalité : qui voudrait que ses petits subissent pendant deux ans des conditions pénibles ? Pour le tirage au sort, chaque famille obtenait un score établi à partir de l'ordre et du rang de ses parents ainsi que de leurs revenus, de la santé de ses membres, de leur âge, de leurs qualités civiques et d'une note que des voisins leur attribuaient anonymement. Les enfants aboutissaient nécessairement dans un foyer dont le score était différent du leur, inférieur ou supérieur. Ils en partageaient pleinement la vie pendant deux ans, avec interdiction stricte de parler à leurs proches, même quand ils les croisaient par hasard ».

Malgré cela, le livre nous montre que cette démocratie est par essence inégalitaire, comme l'ont pu être les sociétés basées sur la connaissance ou sur l'argent. La clé réside ailleurs. Peut-être dans l'amour…

« Autant de systèmes par essence inégalitaires qui prônent ce qui n'est pas à la portée de chacun. Si les humains étaient tous capables de faire rire, à condition de s'en donner les moyens, eh bien ce serait sur la capacité comique qu'il faudrait construire la société. Si nous étions tous potentiellement artistes, ce qui peut être le cas, voilà ce que nous devrions évaluer pour distribuer les places. L'idéal était à ses yeux une société qui ferait de l'amour sa vertu cardinale, où l'on récompenserait les bienveillants ».

J'ai trouvé le livre très intéressant. J'ai été séduite par la capacité de l'auteur à nous présenter une démocratie si différente de la nôtre. le coup de coeur ne fut pas loin. Il aurait fallu donner pour cela plus de corps aux personnages afin de pouvoir s'y attacher. J'avais parfois l'impression de les voir nous expliquer d'un ton magistral les bases de cette société étonnante, cela ne faisait pas naturel et rapprochait par moment le roman de l'essai. Il faut dire qu'il y a tellement de choses en peu de pages (250 pages). Un livre plus épais aurait permis, tout en maintenant l'excellente idée de la société imaginée, de donner un supplément d'âme à chaque personnage rencontré. A noter également quelques coquilles qui sont passées à travers les relectures. Mis à part cela, c'est un livre que je ne suis pas prête d'oublier car il pose avec intelligence la question de la place de tout un chacun et de la façon dont la société distribue ces places. Au nom de quoi ? Comment ? Qui montre une autre société, très différente de la nôtre, avec ses avantages et ses limites. Un livre qui ouvre la voie à l'espoir, celle d'une société organisée autour de l'amour, de l'empathie…

Il m'est d'avis qu'en ces temps de promesses électorales sans racine, sans fondement, sans beau et prometteur projet de société, ce livre montre à quel point la science-fiction, la philosophie et la littérature en général peuvent apporter leurs pierres à l'édifice dans la réflexion centrale qui est la nôtre : dans quelle société voulons-nous vivre ? Comment changer un système à bout de souffle ? Quelles valeurs doivent présider pour faire société ? Les réponses ne proviennent-elles pas parfois des gens les plus petits, les plus marginaux, ceux qui ne sont jamais écoutés ? Comment se faire entendre ?

A nous ! A tous les bienveillants !

Et un immense merci à Nicolas et à Babelio pour l'envoi de ce livre dans le cadre de la Masse critique Mauvais genre !
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