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Critique de Shaynning


"Féminine" semble s'inscrire dans cette littérature engagée qui se veut un outil de lutte contre les stéréotypes de genre, mais après sa lecture, j'ai un avis mitigé quand à sa forme, sans rien enlever à sa pertinence.


Dans un premier temps, je dois dire en toute honnêteté que le degré de sexisme des personnages, et là je regroupe même les personnages tertiaires ici, est terriblement élevé. Un degré que je n'ai jamais vu et qui je pense, ne correspond plus au sexisme de notre époque, du moins dans ma région ( Grand Montréal), au Québec. Je dirais que nous faisons face à du sexisme plus "insidieux", plus "sous-jacent", maintenant. Je donne l'exemple des camps de jour où les spécialités sont encore très genrés sans raisons ( bijoux pour filles, karting pour gars), les couleurs rose et bleu dans les allées de magasin pour les jouets, qu'on pense que les gars ne savent pas faire deux choses en même temps, ce genre de truc. Mais le genre cru, ultra-macho, divisé et limite radical comme dans ce roman? C'est extrême, à mon avis.


En fait, je trouve même qu'à travers le dialogue féministe ( l'égalité des sexes), il y avait du sexisme masculin à travers les propos des filles. Il y avait donc du sexisme à travers le contre-sexisme! je vous donne des exemples:


(P.80) Cafétéria: Maël ( Incarnation du macho) est tombé au sol, parce que Gabrielle ( Incarnation Fille "Forte") lui a pilé sur un lacet, ce qui l'a fait tomber. Une agent sanitaire lui tend une serpillère. Maël rétorque:
"Pourquoi moi, elle m'a fait tomber!
L'agent répond:
"Le ménage n'est plus une affaire de femmes. On partage les tâches".

Ok. Pourquoi cette remarque? Maël n'a rien dit concernant les femmes et le ménage, pourquoi cette pique gratuite? Il souligne que c'est injuste de nettoyer puisque c'est Gabrielle qui l'a fait tomber, où est le rapport avec la condition domestique des femmes?

Des exemples de ce genre, il y en a pleins. Gabrielle elle-même, qui est supposée être "L'incarnation de la fille-forte-et-moderne" ( un peu surtaxé comme titre) tombe dans les stéréotypes. Quand elle met une jupe, elle se qualifie elle-même de "version féminine", comme le port de jupe était de facto une composante attitrée aux femmes ( Je rappelle que moult hommes considérés "virils", tels que les écossais, les gladiateurs, les Spartiates et même Jésus et Cie ont porté des jupes ou des robes)


Parlons-en de Gabrielle, justement, en second temps. D'une certaine manière, elle ne m'a pas convaincu. Être forte, ce n'est pas être une grande gueule jamais à court de répliques mesquines ou d'être capable de brutaliser les autres. Être forte, selon moi, c'est d'être capable d'avoir assez d'estime de soi pour admettre qu'on a une valeur en tant personne et que l'on peut donc défendre sa propre intégrité. Or, Gabrielle gère mal sa colère, est cinglante, parfois violente, un trait relayé au fait de faire du sport en plus. Comme si faire du sport demandait un tempérament colérique. Pas sur que ce soit un bon message. D'abord, le tempérament colérique n'existe pas, L'impulsif, oui. Ensuite, elle agit en brute, un stéréotype masculin. Pas de quoi être fière. On nous dit dans le roman que le sport lui sert de défouloir, grand bien lui fasse, mais on contourne donc le fait que Gabrielle pourrait aimer faire du sport sans que ce soit pour canaliser sa colère. Vous savez, juste pour le plaisir? Parce qu'elle est sportive de nature, tout simplement? Et j'ajoute qu'il est vrai qu'elle donne l'impression de faire du sport juste pour prouver quelque chose: elle ne m'a pas convaincu du tout qu'elle était passionnée par le rugby et la boxe, mais elle m'a convaincu qu'elle les pratiquaient pour "changer le regard des autres". Et ça je trouve ça triste. Au final, elle devient un stéréotype, elle-même.


En effet, Gabrielle est l'incarnation "du gars manqué", on insiste sur sa dualité homme-femme, au lieu de valoriser simplement ses intérêts comme des éléments unisexes. Comme si, de fait d'aimer tel ou tel trucs, on tombait soit du côté "rose" ou du "coté bleu". Mais c'est justement ça le sexisme: le fait de diviser! Quand j'ai vu ce roman, je m'attendait à ce que 'féminine", ce soit justement l'appropriation d'éléments traditionnellement réservés aux gars devenir des éléments pour tous, pas "une fille qui se prend pour un gars", non! Une fille féminine dans sa façon d'être, qui certes détonne pour le moment, mais qui va être appelé à devenir une des nombreuses façon "d'être une fille". Là encore, dans le roman, je trouve que le message est maladroit, encore clivé. Même le père de Gabrielle l'a souligné: "un gars dans un corps de fille", mais voyons donc, ça c'est du transgenre! Ça n'a rien à voir! Niveau appropriation des stéréotypes, franchement, c'est pas gagné.

Maël, ah, Maël, le "gars macho". Un ado qui se comporte en "vieux de la vieille" qui me rappel notre stéréotype de l'oncle macho avec ses blagues à deux balles machistes, sa vision étroite et sa façon de se comporter immature. Il lui manquait juste sa bière, sa bedaine et son absence de culture, dans le genre niaiseux des années 1960. Là encore, j'ai senti un recul majeur en terme de vision des gars en 2020. Des Maël, ça existe, mais ça ne représente pas du tout le groupe des 14-20 ans, du moins au Québec. Nous sommes à l'heure des gars qui porte des jupes, des gars qui assument de plus en plus leur diversité sexuelle et leur sensibilité, des gars qui choisissent des métiers à majorité féminine ( prof, infirmier, Technicien en Éducation Spécialisé, etc), donc des "Maël", c'est plus trop d'actualité. J'ai trouvé ce personnage tellement radical, tellement ancré dans ses imbécilités que ça me semblait vraiment tiré d'une autre époque. À mes amis de France, vous qui pouvez relayer, est-ce que vous trouvez ce personnage adolescent vraiment crédible pour 2020? En espérant que non...


Finalement, l'histoire en elle-même part de bonnes intentions: valoriser un personnage féminin sportif, aborder les stéréotypes de genre, mettre en lumière divers personnages dans divers situations histoire de voir qui est le plus perdant de cette situation et qui en souffre, etc. Il y a de la pertinence, mais c'est maladroit. Convenu. Que Maël se découvre un béguin pour Gabrielle, c'était extrêmement prévisible , d'autant que c'est intriguant de ne pas avoir la seule fille qui ne veut pas de vous, ça on le voit dans les autres romans sentimentaux. Au final, il n'est pas réellement amoureux, il veut juste le seul "trophée" qu'il ne peut pas avoir. Pour Maël, "avoir Gabrielle" est un "défi". Y a donc rien d'amoureux là-dedans, selon moi.


Que l'École soit divisé entre populaires sexistes et ordinaires muets est très convenu aussi. En fait, seule Capucine, archétype de la meilleure amie niaise, m'aura agréablement surpris avec sa capacité d'exprimer ses idées auprès des populaires. L'idée des interventions des profs aussi était bien.


Autre élément: il faudrait faire attention à ne pas créer un archétype sexiste au féminin. Je m'explique: l'archétype sexiste masculin, c'est le genre de Maël: il pense que les femmes sont faibles, que les mâles sont supérieurs, que les belles filles méritent plus d'attention que les filles moches ( et bien sur les filles belles sont blondes, cruches, dociles, faibles), que les filles ne devrait pas faire de sport, etc. Mais dans ce roman, je vois l'archétype sexiste féminin que je retrouve ailleurs dans les romans: grande gueule, colérique, incapable de se maquiller ou porter des jupes, se croit meilleure du fait de ne pas être une superficielle, dédaigne les filles qui ont des attributs encore associés au "modèle patriarcal pour le femmes", comme le maquillage ou la couleur rose, etc. On est en train de voir un très mauvais archétype se bâtir et il est horrible, parce qu'il sert le féminisme extrême, soit "la fille qui vaut mieux que le gars". Ça c'est du sexisme inversé. Il faut rester vigilent à ce que ce mauvais modèle ne vienne pas faire croire aux lectrices qu'il est idéal ou recevable socialement. Il faut faire aussi attention à ce qui ne génère pas de la division au sein des filles. Oui, on espère que les filles soient plus fortes, dans le sens où elles reconnaissent leur estime elle-même, et non qu'elles le cherche à travers le regard des hommes, mais pas à devenir des brutes qui se croient non seulement meilleures que les hommes, mais aussi de certains groupes de filles. le féminisme devrait inclure les filles qui aiment les jupes, le maquillage et la mode, si c'est là leurs intérêts, puisque certaines le font pour elles et parce qu'elles aiment ces éléments. Démoniser la coquetterie féminine, parce qu'on l'associe encore aux hommes, est contreproductif et c'est un jugement égocentrique. On peut être coquet pour soit-même, ça n'a donc rien de strictement destiné aux hommes. Bref, il faut faire attention à ne pas créer un seul "type" de filles féministes et ne pas tomber dans la stigmatisation de certains groupes de filles. En ce sens, la couverture me semble inadéquate: Gabrielle qui donne un coup de pied dans un sac de boxe rempli de "trucs de filles", ça envoie deux messages: "dompter et réapproprier les stéréotypes" ( oui, bon message) et "les trucs de filles c'est à proscrire" ( heu...non, pas du tout).


Il y a un dernier petit détail que j'ai trouvé un peu laissé de côté: la déconstruction des stéréotypes. Personne ne s'est interrogé sur les idées préconçues de Maël et ses acolytes, d'où ils tiraient ses idées et ses préjugés? Aucun personnages ne semblent avoir eu vaguement l'idée d'investiguer là-dessus et pourtant, c'est la source même du problème.


Donc, pour conclure, sans tout jeter aux orties, je dirais que le roman est trop dualiste, qu'il porte un message incomplet, se montre sexiste à travers le contre-sexisme, parle trop peu du sexisme masculin ( on n'aborde que le métier d'infirmier de Timéo) et qui fini en plus en queue de poisson. On ignore quels vrais changements vont s'opérer suite aux interventions. On ignore si Maël et Gabrielle en viendront à un respect mutuel. Et les personnages sont très près de leur stéréotype: la sportive gars-manqué, le beau-gars-populaire-arrogant, le meilleur-ami-trou-de-cul, la blondâsse-superficielle, etc. Ils ne bougeront guère de leur case, ces personnages, d'ailleurs. Bref, pas totalement mauvais, mais je ne sais pas comment je vais en parler aux gens en librairie, parce que ça ne correspond pas à notre réalité terrain dans les écoles. Ça manque beaucoup de nuances.


Pour un lectorat du premier cycle secondaire, (13 ans+).

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