Lire des pages sans images permettait à mon imaginaire de se charger de l’illustration. Les mots étaient ceux de tous, mais les images qui se formaient dans ma tête n’étaient qu’à moi. Ces images étaient le fruit de mon histoire, j’y retrouvais des sensations, je revoyais des visages croisés ou inventés. Enfin, la récréation ne me torturait plus, je pouvais retrouver en cachette celle qui, alors, devint ma meilleure amie : ma solitude. Ma corde à sauter restait rangée dans mon cartable, au cas où la bibliothèque serait fermée mais, le plus souvent, les sauts que je faisais étaient d’époque, de narration, ou de style. Papa avait habitué mon palais au sucre des bonbons qu’il m’achetait en cachette de toi mais, là-bas, je salivais à la simple lecture des titres. La solitude que je voulais fuir était en réalité une porte ouverte vers de nouvelles rencontres ; j’étais libérée. Tourner les pages, c’était comme entendre le bruit du sucre qui éclate en bouche. Les corner, c’était sentir l’affolement des papilles quand le liquide acide envahit le palais. Je ne ramenais rien chez nous, je voulais tout consommer sur place, comme si l’atmosphère studieuse de ce lieu ajoutait au plaisir de lire. J’avais les dents bleues et la langue verte à force d’écouter ces inconnus murmurer à mon oreille des histoires inédites. Je pensais à chaque fois leur arracher des confidences, mais c’était en réalité la cloche de la sonnerie qui m’arrachait à eux. Le soir, mon cartable était léger comme une plume, mais mon cœur était rempli. Je sautillais dans la rue en me disant, ma nouvelle famille, c’est eux.
Aller à la bibliothèque me remplissait, les nourritures que j’y trouvais me tenaient au ventre pendant plusieurs jours.
Avant celle des livres, ma grande découverte fut celle des mots.
J’étais enfant arrivée sur le tard, comme une dernière chance. Tu ne voulais pas que je me brûle à la flamme de la vie, trop chaude, trop dangereuse, trop intense. La flamme de la vie, toi, avec ta naïveté et ton optimisme d’antan, elle t’avait brûlée. Elle avait laissé sur ton corps des cicatrices indélébiles. Alors je m’en suis éloignée et ne l’ai utilisée que pour éclairer les pages des livres que je lisais. Tu préférais de loin que je me frotte à la douceur du papier. Enfant seule entourée d’adultes qui ne me racontaient pas la vraie vie, il ne me restait que les textes des autres pour savoir ce que tu me cachais. Dans notre bibliothèque, tu avais sélectionné des romans à l’eau de rose et il me fallut attendre un certain temps avant de tomber sur les livres qui font mal. Un jour, je suis rentrée de l’école avec le livre Un sac de billes et, tout en me servant ton pot-au-feu, tu as médit sur le professeur qui apportait de la tristesse à notre table.
A pas de velours, je me suis approchée de toi, j’ai pris ta main, j’ai embrassé tes joues, mes lèvres ont reconnu leur creux et j’ai prononcé ce mot qui m’a paru soudain aussi fragile que moi : « Maman ». C’était comme si, pour la première fois, j’appelais mon nouveau-né du prénom que j’avais choisi pour lui. Maman. Ce mot, mon tout premier mot, disparaîtrait de ma bouche en même temps que toi.
Incipit :
J’ai ouvert la porte de ta chambre, je suis entrée comme pour éteindre un incendie. J’ai jeté mon sac à mes pieds et je me suis approchée de toi. J’ai gardé mon manteau sur le dos, car j’avais trop froid de te voir endormie. Froid de te voir enfermée dans un monde duquel j’étais exclue. D’habitude, il n’y a rien que tu ne partages pas avec moi. Tes pensées, tes espoirs, tes peurs, ton assiette, tout.