La Cène est un chef-d’œuvre né sans feuille de route, sans projet défini et sans programme : retracer sa création est l’un des voyages les plus fascinants de l’histoire de l’art.
Pour les critiques d’art, Vinci devrait être l’artiste le plus lisible et le plus clair, compte tenu de la quantité de matériel qu’il nous a laissée. Et pourtant c’est tout le contraire qui se produit, car, qu’il écrive ou qu’il peigne, il est si secret et plein de contradictions que le danger de mal l’interpréter n’est jamais bien loin.
Bien différent est le destin qui attend l’œuvre de Léonard sur la paroi opposée. Quarante mètres carrés d’innovation totale, qui lui vaudront l’admiration de la moitié de l’Europe.
L’artiste saisit cette occasion pour mettre à profit toutes les études et les expériences qu’il a menées ces dernières années. De l’anatomie à la perspective, de la recherche sur la lumière à l’étude des visages, du réalisme lenticulaire au sfumato, la Cène est son véritable chef-d’œuvre, l’opportunité de faire converger en un seul lieu tous les chemins qu’il a parcourus en près de vingt années d’activité. Il n’est pas question ici d’une sculpture irréalisable ni d’une ingénieuse machine de guerre, mais d’un travail qu’il peut mener sereinement, commandé par le seigneur de Milan en personne. « Des jours passés jusqu’à aujourd’hui je n’ai jamais fait aucune œuvre, écrit-il en cette période, mais je sais que les présentes me feront triompher. »
Bien plus tard, l’artiste invente un jeu de mots qui en dit long sur sa relation avec son père : écrivant son nom sur une feuille, il ajoutera « di s. p. ero », qui peut se lire comme le nom qu’il n’a pas, « di Ser Piero », mais aussi comme « dispero », soit « je désespère »… Une boutade révélatrice d’un rapport sans espoir.
Qui part à la découverte de Léonard de Vinci risque de se perdre dans le labyrinthe de sa personnalité. Cet enchevêtrement d’énigmes tortueuses cachées dans ses chefs-d’œuvre et, surtout, ce fabuleux entrelacs de signes disséminés dans ses célèbres codex exercent une fascination irrésistible depuis des siècles. Un dédale de mots écrits à l’envers, de notes, de dessins, d’esquisses, de devinettes, de projets et de portraits confiés au sort d’environ treize mille feuilles accumulées pêle-mêle.
Vinci, au centre de la scène, incarne Platon, le père de la philosophie, le pilier de l’école grecque, [...] Ce n’est pas un hasard si Platon pointe son doigt vers le ciel. En une seule figure, Sanzio (Raphaël) établit un lien direct entre deux personnes : le philosophe, convaincu que la vérité doit être recherchée par-delà le ciel, et le peintre florentin, qui a attribué ce geste à tant de ses personnages. Un coup de génie !
(à propos devl’École d’Athènes fresque de Raphaël)