Selon la tradition orthodoxe, un enfant reçoit son prénom au huitième jour de sa vie, et les parents choisissent souvent le saint du jour. Or, le 26 novembre (du calendrier julien), la Russie célèbre Gueorgui Pobiedonosets, saint Georges le Victorieux, patron des guerriers et protecteur de Moscou. Ustenia Artemeevna et son époux Konstantin Artemovitch se plient à l'usage : l'enfant s'appellera Gueorgui Konstantinovitch Joukov. Le soldat qui, en décembre 1941, sauvera "Moscou-la-Mère" des "barbares allemands-fascistes" ne pouvait être mieux nommé. Que ce même Georges ait écrasé dans Berlin le dragon hitlérien, la pire calamité jetée sur les Russes depuis les Mongols, n'a pas dû manquer de résonner chez les 30 millions d'hommes et de femmes passés par l'Armée rouge durant la Grande Guerre patriotique et dont beaucoup entendaient encore les symboles religieux.
Le 2 mai 1945, à 15 heures, les combats s'éteignent dans Berlin. La chancellerie du Reich est le dernier bâtiment à être pris d'assaut par les troupes du 1er Front de Biélorussie. Joukov s'y rend dès que les tirs ont cessé. On lui annonce qu'on vient de trouver dans un sous-sol les cadavres des six enfants Goebbels. Le maréchal n'a pas le cœur à descendre vérifier. Où est le corps de Hitler ?, telle est la question importante. L'interrogatoire des prisonniers ne donne rien. L'on fait néanmoins une prise intéressante, Hans Fritsche, patron de la radio du Reich. En présence du maréchal, il raconte par le menu les dernières heures de Hitler. Mais, faute d'avoir retrouvé le corps du Führer, au cours de sa conférence de presse internationale du 7 juin, Joukov dira ses doutes, et ses mots feront le tour du monde : "Nous n'avons découvert aucun cadavre qui a pu être identifié comme étant celui de Hitler. Il a pu s'échapper en avion au dernier moment."
Staline ignore la gratitude. Tous ses gestes sont politiques, c'est-à-dire calculés. En honorant Joukov, il honore l'Armée rouge au moment où il en a besoin, où il sent que le pays en a besoin après tant d'épreuves et de défaites, de deuils et de destructions. Plus exactement, il est obligé de reconnaître que l'armée a acquis un poids spécifique dans la société soviétique. Quasiment tous les hommes valides entre 18 et 45 ans, plus 2 millions de femmes, sont passés ou passeront par l'Armée rouge. Intuitivement, Staline comprend que l'immense épreuve de la Grande Guerre patriotique va devenir le nouveau ciment de l'Union soviétique et que ceux qui l'auront gagnée — hommes ou institutions — y puiseront une légitimité incontestable.
La tragédie de la guerre civile russe est bien le moule, la matrice d'une tragédie plus grande encore, celle de la Grande Guerre patriotique ainsi que les Soviétiques ont appelé leur combat contre le Troisième Reich. Dans les deux cas, le pouvoir organise dès le premier jour une guerre totale, en un sens bien plus terrible et vrai que celui qu'entendra Goebbels au palais des Sports de Berlin en février 1943. L'économie est dans sa quasi-intégralité mise au service de l'effort de guerre quel qu'en soit le coût pour la population civile. À l'égard de celle-ci, la terreur et la coercition s'allieront à la propagande et à la persuasion sous le contrôle du Parti et de ses multiples organes. Il n'y aura rien à ménager, pas de demi-mesures : tout sera sacrifié aux besoins de la guerre. Joukov s'est complètement pénétré de cette vérité — qui explique plus que n'importe quoi d'autre la victoire soviétique de 1945.