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Critique de Kirzy


°°° Rentrée littéraire 2022 # 8 °°°

« Sans doute que ça a commencé comme ça. Dans une commune qui décline lentement, au début des années 1980. Des gosses qu'on retrouve évanouis en pleine journée dans la rue. On a d'abord cru à des gueules de bois, des comas éthyliques ou des excès de joints. Rien de plus grave que chez leurs aînés. Et puis on s'est rendu compte que cela n'avait rien à voir avec l'herbe ou l'alcool. Ces enfants endormis avaient les yeux révulsés, une manche relevée, une seringue plantée au creux du bras. Ils étaient particulièrement difficiles à réveiller. Les claques et les seaux d'eau froide ne suffisaient plus. On se mettait à plusieurs pour les porter jusque chez leurs parents qui comptaient sur la discrétion de chacun. »

Un de ces enfants endormis, c'est Désiré, l'oncle de l'auteur, héroïnomane mort du sida en 1987, contaminé après un partage de seringue. Anthony Passeron n'en garde qu'un souvenir sepia très lointain que réactivent quelques bobines en Super 8. Une tragédie dont la famille s'est difficilement relevée. Son récit est une enquête familiale qui tente de rembobiner le fil d'une vie brisée presque occultée par l'omerta d'un clan soucieux de préserver respectabilité et notabilité dans une petite-ville de l'arrière-pays niçois. La vérité a été confisquée, entre déni et ignorance, Désiré étant officiellement décédé d'une embolie pulmonaire.

« Ce livre est l'ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence. J'ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d'autres, a traversé dans une solitude absolue. Mais comment poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ? Comment parler à leur place sans que mon point de vue, mes obsessions ne supplantent les leurs ? Ces questions m'ont longtemps empêché de me mettre au travail. Jusqu'à ce que je prenne conscience qu'écrire, c'était la seule solution pour que l'histoire de mon oncle, l'histoire de ma famille, ne disparaissent avec eux, avec le village. Pour leur montrer que la vie de Désiré s'était inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux. Et les aider à se défaire de la peine, à sortir de la solitude dans laquelle le chagrin et la honte les avaient plongés. »

Pour inscrire l'histoire de Désiré dans le chaos du monde des années 1980, Anthony Passeron fait le choix pertinent d'une construction narrative alternant chapitres familiaux au plus près de l'intime et chapitres récapitulant l'histoire de lutte contre le sida. Ces derniers sont absolument passionnants, clairs, instructifs, relatant comme une course contre la montre la découverte du virus par les professeurs Montagnier, Barré-Sinoussi, Brun-Vézinet et Rozenbaum ( entre autres ), la bataille des brevets pour les traitements AZT puis bithérapie puis trithérapie entre laboratoires français et américains, relatant parfaitement les espoirs déçus et les petites victoires.

Les chapitres familiaux incarnent L Histoire avec un ton remarquablement juste, infusé d'un souffle pudique qui laisse à affleurer une émotion bouleversante sans spectaculaire clignotant ni pathos voyeuriste. Les mots de l'auteur font ressentir de façon très sensible tous les chamboulements entraînés par le sida, maladie tabou, emprisonnée dans une vision morale, accolée à la notion d'un péché pour avoir eu des relations homosexuelles, s'être drogué par intraveineuse ou avoir une sexualité trop libre. Il y a des malades plus «  coupables » que d'autres, et ceux du sida, même dans les hôpitaux où ils étaient soignés en fin de vie suscitaient le dégoût et peu de compassion, mis à l'écart.

Même schéma dans les familles où la honte a tout submergé. le personnage de la mère de Désiré, Louise ( la grand-mère de l'auteur donc ) est très intéressant : elle pique des colères folles lorsqu'on lui dit que son fils est héroïnomane et séropositif, elle qui a si durement acquis une notabilité en épousant un fils de boucher, elle l'étrangère, l'Italienne qui a fui le fascisme et a été stigmatisée par la pauvreté et la xénophobie. Jamais l'auteur ne juge sa famille usée par le silence et le déni, toujours il enveloppe son récit d'empathie et d'humanité.

Un superbe roman, important, qui offre une sépulture de mots à la fois digne et puissante à tous les Désirés du monde. On le quitte difficilement, terriblement émus.
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